• Retour à l’envoyeur - Alexis Lambotte

    Jean-Pierre DURAND
    Quelque part à Gémenos
    (mon GPS est tombé en panne)

    Mr Jean-Pierre DUPOND
    PdG de MEGA Corp.
    Tour 27
    Paris – La Défense


    Le 31 mai 2014

        Monsieur,

        J’ai été missionné voilà quelques jours par votre société, MEGA Corp., pour remettre un pli en province. Je vous annonce d’ores et déjà par la présente que ce pli est arrivé à bon port et, lorsque vous aurez fini de lire cette lettre qui relate les dernières heures que je viens de vivre ici, vous comprendrez aisément pourquoi elle signe, de fait, la fin de ma collaboration avec votre entreprise.
        Tout d’abord, le GPS gracieusement prêté par les services des Ressources Humaines est tombé en panne lors de mon arrivée au village de Gémenos, en Provence, ce qui m’a conduit à trouver un autre moyen de localisation, plus traditionnel : le recours aux indications géographiques des indigènes.
        C’est ainsi que j’ai rencontré des gens tout à fait originaux, réunis dans un jardin en friche, occupés à écrire. Une quinzaine de personnes, formant un groupe très hétéroclite autant en âge qu’en apparence vestimentaire, qui ont cherché assez vite à connaître les raisons de ma venue.
        Après la phase d’explications, ils ont assez vite trouvé l’endroit où mon pli devait être remis : par le plus grand des hasards, il s’agissait de l’adresse de celui qui semblait être le responsable du groupe !
        Loin de me souhaiter bonne route et de s’en retourner à leur activité, ils m’ont proposé d’ouvrir la lettre, de la lire à haute voix puis que chacun s’en inspire pour écrire un texte de son crû.
        Vous imaginez alors que je n’avais aucune idée de ce que le pli renfermait, moi qui ai signé consciencieusement cette clause de confidentialité qui nous lie depuis mon premier stage dans votre entreprise voilà trente ans, mais vu leur insistance et le petit verre de rosé qu’ils me promettait si j’obtempérais, je me suis laissé faire.
        Quelle ne fut pas ma surprise lorsque j’ai découvert que ce pli était une lettre de licenciement !
        Le responsable, loin d’être abattu par la nouvelle, eut l’air plutôt soulagé, ce qui me révolta tout d’abord.
        Ma révolte fut assez rapidement dissoute dans la coupe de champagne qui me fut servie pour trinquer à la nouvelle vie du chômeur tout frais.
        Petit à petit, des odeurs m’arrivèrent de la cuisine du cabanon. Et avec ces odeurs, des images, des sons puis finalement, brusquement, comme lorsqu’on ouvre les volets de sa chambre un matin d’août, des souvenirs.

        Cette tarte recouverte d’oignons et d’anchois que ma grand-mère oubliée me sert dans ma petite assiette aux bords fleuris. Ces moments à la mer avec ces parents, oubliés eux aussi. Cette sucette partagée avec Juliette, cachés dans les pins, et ses sandales bleues, ce bleu qui me parle soudainement, moi qui n’entendais plus les couleurs.

        C’est à ce moment-là, Jean-Pierre, que je réalisai qu’il y avait un ciel au-dessus de ma tête et de la terre sous mes pieds. Tout seul, perdu au milieu de ce groupe qui fêtait la mort du travail d’un des leurs, je commençai à entrevoir l’immensité du monde que je ne voyais plus et l’étendue de la vie qui m’attendait.

        Je ne serai pas là lundi lors de la prochaine réunion de motivation des équipes.
        Je bois à votre monde, à sa perte et son oubli dans les limbes de l’histoire humaine : vous n’avez pas d’odeur, pas de couleur, pas de corps. Vous ne ferez jamais partie d’aucun souvenir.

        Toutes mes plus sincères condoléances,


    Jean-Pierre DURANGUE

    Pcc : Alexis Lambotte

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