• Jean-Philippe Toussaint, L'échiquier

    Rentrée littéraire 2023 #06

    Jean-Philippe Toussaint, L'échiquier

    On le savait, Jean-Philippe Toussaint a beaucoup joué aux échecs, à un assez bon niveau. On retrouve dans ses romans la construction rigoureuse du jeu, la vision précise du projet. Cette anticipation était visible dans la quadrilogie de Marie*. Les 64 chapitres de L’échiquier, autant que de cases que sur le plateau de jeu, sont censées pointer sur des souvenirs autobiographiques. Ils sont certes présents, mais l’essentiel se trouve davantage dans les propos de l’auteur sur l’écriture.

    Habituellement, Toussaint nous a appris que pour écrire – en tout cas dans l’étape de la rédaction du texte, précédée d’un travail préparatoire indépendant – il se retirait à Ostende ou en Corse. Mais bing, arrive le confinement et voilà notre auteur installé à son bureau, chez lui, à Bruxelles. Et il nous fait une petite place derrière lui, d’où nous pouvons l’observer à loisir dans son processus créatif. Car il nous explique ce qu’il est en train de faire, il s’entretient avec nous à propos de l’écriture, de ce que c’est pour lui que l’écriture. Et l’on apprend beaucoup, avec le plaisir de la phrase, de la belle phrase que Toussaint nous dit pouvoir travailler parfois des jours durant avant de trouver LE mot qui va bien. La phrase qui naît dans la tête du lecteur, qui s’y déploie, qui nous ouvre un monde où l’on voit et où l’on sent bien plus que ce qui est écrit. Extrait :
    « C’est encore au Portugal, cette année-là. C’est le soir, nous sommes une grande tablée sur la terrasse d’un restaurant de poulets à la portugaise, mes parents, ma sœur, quelques autres silhouettes à peine esquissées, des amis de mes parents sans doute. Il y a là, en plein air, sous les lanternes, un grand four en pierres naturelles où les cuisiniers enfournent des poulets entiers. L’air est tiède sur la terrasse, presque chaud, on sent la chaleur de l’âtre contre ses joues. Au fond du four, répartis les uns à côté des autres sur les grilles du barbecue, des poulets ouverts en deux par le milieu, aplatis à la crapaudine, cuisent dans des crépitements de braises. Des étincelles enflammées s’échappent du four, qui virevoltent lentement autour de nous. Je devine des reflets rougeoyants qui parcourent les bras des convives, qui dansent sur la nappe, courent sur le front de mes parents. Il y a du brouhaha sur la terrasse, des serveurs slaloment et circulent entre les tables, ils apportent des bouteilles de vinho verde, posent devant nous des raviers de frites et de salades, de grandes assiettes de morceaux de poulets coupés en deux, dorés, croustillants, poudrés d’épices orange cramoisi. On bavarde, on rit. J’ignore de quoi on parle, je n’ai plus aucun souvenir de la conversation et du contexte dans lequel la phrase a pu être prononcée, mais soudain mon père, son verre de vin à la main, penché en arrière sur sa chaise, soupirant d’aise en cette chaude soirée d’été, dit : « Ah, moi, j’aimerais bien que mon fils devienne écrivain. »
    Et la phrase est restée à jamais gravée dans ma mémoire. »

    Ça, c’est de la littérature, non ?

    Jean-Philippe Toussaint, L'échiquier, Minuit, 256 pages

    * Les quatre romans ont été réunis sous le titre M.M.M.M., Minuit, 2017, 704 pages

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