• Clichés marseillais #48

    Clichés marseillais #48

    Saint-Marcel - Traverse de Nazareth

    Clichés marseillais #48Roger a prévenu Gigi quelques jours à l’avance :
    – Mercredi, on a une réunion de cellule. Ça se passera chez moi.
    Et aujourd’hui, nous y voilà. Ils vont boire un demi en face de l’usine pour attendre les autres camarades. Ceux-là ne sont pas connus des responsables syndicaux.

    Pour Roger, les choses s’étaient passées différemment : il travaillait déjà ici avant 68, militant au syndicat et au parti. Puis, comme d’autres, l’écoeurement devant la grève générale abandonnée, les reprises usine par usine en échange d’un accord qui ne correspondait pas au rapport de forces. Le Coup de Prague par là-dessus pendant le congé d’été et c’est la bascule, il commence à ouvrir sa gueule, il discute, il n’est pas forcément d’accord sur tout et tout de suite et là il voit les sourcils se froncer, les échanges à voix basse dans son dos, les informations ne circulent plus, on oublie de le convoquer aux réunions.
    Il se demande ce qui se passe, il comprend assez vite, il se sent comme un pestiféré. Alors il cherche, il lit, rencontre des gens, il apprend. Dans sa tête, il y a comme de minuscules pousses vertes pointant au-dessous de la taille franche d’une branche, se développant insensiblement sans qu’on y prenne garde jusqu’au jour où l’on y regarde de plus près, jusqu’à se dire Tiens, elle n’était pas là avant, celle-là ! Alors on l’observe, on l’encourage, on la regarde grandir et il y en a d’autres qui ont pointé et qui grandissent.
    À la porte de l’usine, des étudiants distribuent de temps en temps des tracts dans lesquels Roger retrouve beaucoup des idées qui ont germé dans sa tête. En fait, personne ne sait s’ils sont étudiants mais les responsables du syndicat entretiennent cette idée des zéléments zextérieurs qui viennent semer leurs mensonges dans les têtes des travailleurs qui regardent l’avenir radieux le menton haut, le regard aussi clair que les idées.
    Ça, c’est pour Roger.

    Les autres, ils sont là pour ça. Roger lui explique aussi, après lui avoir raconté son parcours. Les autres étaient étudiants mais après 68 ils ont voulu aller là où, selon eux, les choses se passaient et là où ils pourraient avoir un rôle à jouer, un grain de sel à ajouter dans le grand tourbillon de l’histoire qui avait commencé à tourner. Entrés à l’usine fin 68, début 69, ils avaient fait leur trou en faisant oublier leurs années d’études. Comme ils étaient intelligents, qu’ils savaient ce qu’ils voulaient et qu’ils se montraient efficaces dans l’action syndicale, on leur avait rapidement confié des responsabilités. Ils avançaient prudemment, sachant que se mettre à découvert les exposerait à une descente en flammes de la part de l’appareil syndical. On ne jugerait pas alors leurs convictions, leur dévouement pour la défense des salariés, mais leur soumission à la ligne. Et là ils savaient qu’ils perdraient. Ils tâchaient donc pour l’heure de relayer du mieux qu’ils le pouvaient les demandes des ouvriers, d’analyser la situation en cherchant de tout les racines. C’était là l’origine de leur qualification de « radicaux », ils ne restaient pas à la surface des choses. Ne pas croire sur parole, douter, critiquer, discuter, se remettre en question. On aurait pu dire qu’ils avançaient masqués. À quoi ils auraient répondu qu’ils devaient faire face à des gens qui masquaient, quoiqu’inconsciemment pour certains, leur incapacité à remettre véritablement en question un système qu’ils condamnaient en paroles.
    Ces camarades-là avaient encore l’oreille de ceux qu’ils qualifiaient entre eux de bureaucrates syndicaux. Ils devaient donc se montrer discrets. Gigi et Roger voient arriver trois ouvriers de l’usine que Gigi ne connaissait qu’en tant que tels. Ceux-là longent le bar sans un regard vers l’intérieur. Gigi n’a rien remarqué de spécial. Quelques minutes après, Roger se lève et les voilà qui s’en vont, ils marchent sur le trottoir de la nationale jusqu’à prendre par des rues qui montent vers la colline, jusqu’à une étroite ruelle, la traverse de Nazareth. Un portail ouvert, une maison modeste entourée d’un jardin, une porte en rez-de-chaussée que pousse Roger, Voilà, c’est chez moi, mes parents habitent au-dessus. À l’intérieur, un salon, une table, des chaises sur lesquelles sont installés une jeune femme et les trois camarades qui sont passés devant le bar voici quelques minutes. Derrière eux, une voiture pénètre dans le jardin, Gigi  se retourne et reconnaît Nicole et Robert qui les avaient raccompagnés à l’usine au retour de Bruxelles.

    (à suivre)

    À suivre chaque jour sur https://www.facebook.com/jeanpaul.garagnon

    L'intégrale est à retrouver sur ce blog http://brigou.eklablog.com/cliches-marseillais-c31530712

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