• Clichés marseillais #47

    Clichés marseillais #47

    Marseille by night

    Clichés marseillais #47Fin novembre, Marseille connaît un de ces épisodes climatiques qui jalonnent son histoire et surtout la mémoire des Marseillais. Les anciens racontent qu’en février 1956, la fontaine du Palais Longchamp était changée en cascade de glace et que les oliviers avaient gelé dans toute la région.
    Cette année c’est la pluie qui s’abat un après-midi et submerge tout. Durant une douzaine d’heures, des ruisseaux dévalent les rues du centre-ville, convergent vers la Canebière devenue fleuve allant se jeter dans le Vieux-Port qui se confond bientôt avec le quai des Belges. Gigi a le temps de rentrer à Menpenti avant que les rues soient totalement inondées, l’eau atteignant par endroits un mètre de hauteur. Il descend du bus devant le salon de coiffure et s’y engouffre. Les clientes s’émeuvent à la vue de ce beau jeune homme que la traversée de l’avenue a transformé en estrasse dégoulinante.
    Stella abandonne la couleur de Madame Truchi, enfouit Gigi sous des serviettes avant de l’installer sous un casque. Madame Colombani, la mère de la buraliste, trouve un nouveau filon pour ses éternelles rouscailleries.
    – C’est leurs bombes atomiques qui dérèglent tout. C’est pas normal toute cette pluie. Remarque bien que du coup ça nettoiera la bordille que les poubelleurs laissent derrière eux. Ceux-là, ils disent qu’ils font le « fini-parti ». Moi je les vois, au bar, que c’est pendant leurs heures de travail, ils enquillent les jaunes et à dix heures c’est « Je suis fini, je suis parti ! » Gigi demande à Stella de monter le sèche-cheveux pour ne plus entendre.

    Le sommeil a commencé à fuir Gigi peu de temps après la manifestation interdite qui s’était soldée par son arrestation. Il fait des cauchemars, de réveille avec des palpitations, ne peut plus se rendormir et arrive à l’usine complètement escagassé.
    Cette nuit, il est rue des Pistoles, numéro 17, dans le vieux quartier. Tellement étroite… Il accélère le pas dans les courants d’air d’un mistral qui souffle en rafales, il revient sur lui-même, sent une main qui se pose sur sa poitrine, le stoppe net puis peu à peu relâche la pression, lui laisse l’illusion d’une liberté de mouvement retrouvée, alors il fait un pas puis deux et la main est encore là pour le ralentir, ou bien est-ce un corps tout entier qui se colle au sien, entre les jambes duquel il glisse les siennes, pour une danse, un combat ou une union charnelle avec la mort froide qui le pénètre jusqu’à la moelle, se répand dans chacune de ses cellules, liqueur glaciale qui l’enivre, s’empare de lui, alors il fait demi-tour et le souffle de mort l’appelle, sirène mugissante, rafale qui l’aspire et cette fois c’est lui qui la pénètre de toute la tension de son corps qu’il renonce à tenir, abandonné à sa pulsation, plus indomptable qu’un étalon jamais monté, dont les longs muscles noirs frémissent sous la peau fine et douce, qu’un souffle entoure de sa tendre étreinte à laquelle il cède, esclave consentant…
    Gigi est seul, entortillé dans les draps trempés de sueur. Trop tard pour se rendormir. Il s’habille en vitesse et sort. La porte qui claque derrière lui le fait sursauter, comme si le bruit venait d’ailleurs. Couloir, escalier, couloir, porte, trottoir. Rue noire, ordures débordant de conteneurs cabossés. Gigi marche sans véritable but, bientôt aspiré par la pente en direction du port qui concentre chaque nuit la misère, la violence et les âmes perdues.
    Au détour d’une rue, il entend devant lui le claquement de talons rapides. Une ombre émerge de la nuit par intermittence, à chaque passage dans le halo de lumière des réverbères. Dans les quelques secondes de cette illumination, il devine une femme, silhouette noire aussitôt absorbée par l’obscurité. Les détails apparaissent peu à peu, comme les instruments qui entrent un par un dans la musique. Corps longiligne, robe longue, chevelure flottante. Victor se rapproche, suit cette ombre dans ses tours et détours incohérents qui forment comme une spirale dont le centre pourrait être les bars de nuit les plus mal famés du quartier de l’Opéra. C’est bien dans un de ces lieux que la femme s’engouffre sans hésiter, suivie quelques secondes plus tard par Gigi. L’endroit, tout en longueur, est baigné d’une lumière bleue qui accentue le teint blafard des rares clients alignés devant le comptoir. En entrant, il a juste le temps de voir la femme disparaître par un escalier conduisant au sous-sol dont parvient un air de jazz. Gigi descend à sa suite. Une cave voûtée en pierre, quelques banquettes recouvertes de peluche bleue râpée, des ombres avachies autour de quelques tables basses chargées de verres, de bouteilles, de cendriers débordants. La femme est assise sur un tabouret haut devant le petit comptoir. Elle tourne le dos à l’escalier dont Gigi descend les dernières marches. Il se juche sur le tabouret voisin de celui de la femme et cherche son regard dans le miroir qui leur fait face. Victor se retient à la barre courant le long du comptoir. Le visage de la femme n’est qu’une cicatrice, boursoufflements entre des plaques lisses et livides. Un œil est totalement fermé par une paupière creuse. Un trou à la place du nez.
    C’est dans un cri que se réveille à nouveau Gigi.

    (à suivre)

    À suivre chaque jour sur https://www.facebook.com/jeanpaul.garagnon

    L'intégrale est à retrouver sur ce blog http://brigou.eklablog.com/cliches-marseillais-c31530712

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