• Clichés marseillais #14

    Clichés marseillais #14

    Le beau Serge

    Clichés marseillais #14Quand Serge est monté dans le taxi, la chauffeuse s’est retournée pour lui demander sa destination. Il m’a dit qu’il l’avait immédiatement reconnue. Avant même de penser : Mais je la connais, cette femme ! son corps l’avait reconnue. C’est comme ça qu’il m’en a parlé plus tard. Mais pour comprendre ce qui s’est passé, il faut remonter presque trente ans en arrière.

    *

    Avec Serge, on s’est rencontrés au boulot, dans les années 1990.
    On a fait équipe un bout de temps, à installer des petits standards téléphoniques dans des boîtes de la région. Moi, j’avais connu les centraux électromécaniques, des bouzins énormes sur lesquels on travaillait pendant des mois. Quand Serge est arrivé, on passait aux autocoms électroniques. Ça tenait dans un carton et on les installait en quelques jours, dans des entreprises.
    On a bossé comme ça une quinzaine d’années. En général, quand on faisait équipe, on partait le lundi après avoir chargé le fourgon. On s’occupait des coins un peu éloignés parce que les gars qui avaient des familles rechignaient à se déplacer toute la semaine. Nous on n’avait personne, on aimait rouler et on essayait de faire un peu de gras sur les frais. On en a écumé, des coins dans le Haut-Var ou les Alpes, parce qu’on aimait bien la montagne aussi. On s’entendait bien : on parlait de choses et d’autres et j’avais l’habitude des clients alors que Serge était moins à l’aise. Par contre, il connaissait mieux le matériel moderne et ça m’aidait bien ! Jamais il ne m’a laissé dans la merde. Il lui est arrivé plus d’une fois de finir des câblages que j’avais du mal à faire. Faut dire qu’il fallait souvent se glisser dans des endroits à la con.
    Quand je repense à tout ce qu’on a raconté sur lui, je me dis que jamais je n’ai vu Serge ennuyer une femme. Ce n’était pas le genre à courir après tout ce qui bouge. Il nous arrivait d’aller boire un verre après le repas, le soir. On cherchait un bar à peu près potable. Le critère, c’était un endroit pas trop éclairé avec au moins une femme au comptoir. Pas tellement pour la femme, mais parce que ça éliminait les troquets peuplés de types qui descendaient leurs vingt ou trente pastis chaque soir. Ça ne marchait pas à tous les coups, mais quand même assez souvent. Quand il n’y avait rien sur place, on prenait le fourgon, on roulait jusqu’à la ville la plus proche pour trouver ce qu’on cherchait. On faisait durer quelques pressions en regardant autour de nous et en écoutant ce qui se disait. Il arrivait qu’une ou deux filles engagent la conversation. Mais je n’ai jamais vu Serge prendre l’initiative. On aurait dit que ça ne l’intéressait pas. Il laissait les choses arriver. Et elles arrivaient assez souvent. Faut vous dire que le Serge, il est assez beau gosse. À l’agence, les secrétaires l’appelaient « Le beau Serge ».
    Je l’imagine mal harceler une femme. C’est plutôt lui que ça gênait, parfois. C’est qu’il y a de tout, dans les bars, surtout la nuit. Malgré ça, il restait toujours poli. Il disait qu’il était malade, qu’il se levait tôt le lendemain, qu’il devait appeler sa femme qui travaillait de nuit… Il n’a jamais été marié, mais il inventait ça pour décourager une importune. Enfin, il faisait comprendre qu’il n’était pas intéressé. Alors, tout ce dont on l’accuse, je n’y crois pas une seconde.

    *

    J’ai pris la retraite en 2006, juillet 2006. On continuait de se voir le week-end à Marseille, quand il rentrait de ses déplacements. On allait regarder les matches dans des bars, on se faisait des restaus. On avait des habitudes par ci par là. Pour les matches, on allait dans un restau portugais, le Roi du poulet, à Notre-Dame-du-Mont. Le patron nous installait dans une petite salle du fond et son grignotait des oreilles de cochon en regardant le foot. Et puis on bouffait chez l’un, chez l’autre. Faut dire qu’on aime bien cuisiner, tous les deux. On était potes, quoi ! Et puis il y a eu le plan social à la boîte, et Serge faisait partie de la charrette. Il me racontait ce qui se passait, on en discutait. J’ai bien vu qu’il le prenait très mal ! Y avait de quoi ! Quinze ans de sa vie… Qu’est-ce que je dis, quinze ans ? Vingt-cinq ans, oui ! Parce qu’avant les installs, il avait travaillé en usine, à Valence, déjà pour le groupe. Donc, se faire virer comme un malpropre après vingt-cinq ans de boulot, des dizaines de milliers de kilomètres, des centaines de nuits dans des hôtels miteux, le dos en compote à force de travailler dans des positions pas possibles, il y a de quoi le prendre mal, non ?
    Leur plan soi-disant social, c’était le coup classique : le groupe faisait des profits, mais pas assez au goût des actionnaires. Les standards téléphoniques s’étaient miniaturisés, simplifiés, les installations allaient de plus en plus vite et on mettait la pression sur les gars pour que ça aille encore plus vite. C’est déjà pour ça que j’avais arrêté dès que j’avais pu.
    Après le licenciement, Serge a mené la vie de tous les chômeurs de plus de 55 ans : vous faites semblant de chercher du travail et Popaul Emploi fait semblant de vous contrôler. Parce que des patrons qui embauchent des gars de cet âge, vous en connaissez, vous ? Eh bien pas moi ! Et puis il s’est mis en tête d’écrire un bouquin. Il voulait raconter sa vie au boulot, jusqu’au licenciement. Il allait voir des anciens, il écoutait les histoires, il collectionnait les tracts syndicaux, les coupures de presse. Avec Internet, on retrouve plein d’infos, maintenant.
    Les derniers temps, mettons un mois ou deux avant que ça se passe, il m’a raconté qu’il voyait quelqu’un plus régulièrement. Quelqu’un de la boîte que je ne connaissais pas, d’après lui. Quelqu’un qui avait l’air d’avoir des tas d’infos, en particulier sur le plan social. Du coup, on se voyait moins. Il s’était inscrit quelque part pour écrire, genre atelier d’écriture. Il était content, son bouquin avançait. Il disait qu’il avait trouvé son fil conducteur : dans les années 90, la finance avait pris le pouvoir sur l’industrie, les nouveaux patrons n’étaient plus des ingénieurs mais des comptables, enfin, des directeurs financiers. Et ceux-là avaient plus dans l’idée de réduire les coûts que d’augmenter le chiffre d’affaires. On ne parlait plus de projets industriels, de nouveaux produits, on suivait le mouvement, on externalisait et on économisait sur tout, à commencer par la masse salariale. Et ça avait des conséquences très concrètes sur les gens. C’était ça, son bouquin et c’est vrai que ça semblait plus intéressant que les souvenirs de boîte ! Mais il ne m’a jamais laissé lire une ligne. Il voulait garder la surprise. Il n’était peut-être pas trop sûr de lui, aussi. Enfin, j’en sais rien !

    *

    Et puis un jour il a craché le morceau. On mangeait la soupe de poissons au Stella d’Oro, un routier de Mourepiane qu’on fréquente depuis vingt ans. Cette fameuse chauffeuse de taxi, donc, qu’il avait reconnue, c’était la DRH, Directrice des ressources humaines, comme ils disent, celle qui l’avait viré. Moi, je ne l’ai pas connue. Elle avait été envoyée du siège pour faire le grand nettoyage. C’était sa spécialité. En général, on ne sait même pas qui sont les patrons. Ces gens-là, on ne les voit jamais. Ils font semblant de discuter avec les syndicats ou les comités d’entreprise et puis ils font leurs sales coups et en bas on trinque. Mais on ne sait jamais vraiment qui tient le bâton. Celle-là, elle était descendue sur le terrain. Paraît qu’on lui aurait donné le bon Dieu sans confession, une ancienne de la CFDT, il paraît… Bien roulée, souriante, elle a embobiné tout son monde !
    Et donc, quand elle se retourne dans le taxi, Serge la reconnaît illico. Dans son corps. Je ne comprenais pas ce qu’il voulait dire par là. En fait, sa tête disait : Non, ça peut pas être cette salope, qu’est-ce qu’elle foutrait comme chauffeuse de taxi ? Mais son corps réagissait comme il l’avait fait chaque fois qu’il l’avait vue. Ce con de Serge bandait pour cette nana ! Il n’a jamais pu m’expliquer pourquoi. D’ailleurs, il ne se l’expliquait pas lui-même… Il en rêvait, et ses rêves étaient explicites : la nuit, il rêvait qu’il la baisait et le jour il rêvait de la crever ! Quand je dis ça, Madame le Juge, c’est façon de parler, c’est une image, il ferait pas de mal à une mouche, le Serge ! Mais allez comprendre…
    Elle, elle ne l’avait pas reconnu. Forcément, elle l’avait croisé dans les réunions d’information et pendant la grève, mais c’était une tête parmi des centaines d’autres. Il aurait pu descendre du taxi, dire qu’il avait changé d’avis. Il aurait pu l’insulter, lui dire qu’il l’avait reconnue, lui cracher ses quatre vérités à la gueule. Mais non, rien de tout ça. Il est resté assis sur la banquette arrière, il a ravalé les insultes qui lui étaient venues. Et il l’a branchée. Il a commencé à la baratiner, comme quoi c’était pas courant, les chauffeuses de taxi, mais on doit vous le dire tout le temps et vous devez en voir, des trucs et moi ça m’intéresse parce que j’écris un livre, ah bon, et ça parle de quoi, c’est sur les anonymes, les bouts de vie des gens qu’on croise dans la rue, dans la vie, dont on ne sait rien, mais à qui il arrive des choses, et tout ça… Le Serge, il s’est étonné lui-même : il avait des capacités de baratineur qu’il ne se connaissait pas. Et la nana marche, elle commence à lui raconter qu’elle n’avait pas fait ça toute sa vie, qu’avant… Ah mais c’est que je suis arrivé, moi, mais j’aimerais bien savoir la suite, est-ce que je peux vous appeler la prochaine fois que j’ai besoin d’un taxi, en ce moment c’est souvent parce qu’on m’a opéré du tendon d’Achille et je ne peux pas marcher très longtemps, mais oui, pas de problème, prenez ma carte et, bon alors merci et à bientôt, c’est ça, à bientôt.
    Après la soupe, on a pris des supions en persillade parce qu’ils sont aussi bons que chez Etienne, au Panier, mais bien moins chers et… bon, oui, pardon, je disais que Serge n’arrêtait pas de parler, de me raconter des trucs. Qu’est-ce qui lui est passé par la tête au moment où il est descendu de la Velsatis ? Parce que le taxi, ce n’était pas la Mercedes ordinaire, enfin façon de dire… Madame faisait dans le spécial, la bagnole qui n’existe plus. Oui, vous le savez, bien sûr. Donc, Serge voit la voiture s’éloigner, il regarde la carte : Sandrine Michel, artisan taxi conventionné, toutes distances, téléphone, mail… C’est bien elle.
    Alors il l’appelle à la première occasion. Il s’invente des courses et des démarches à l’autre bout de Marseille. Elle lui raconte des anecdotes, ce qu’elle voit dans son taxi. Il prend des notes. Il finit par l’inviter au restau, pour vous remercier, lui a-t-il dit, volontiers, lui a-t-elle répondu.
    La veille du jour dit pour le restau, Serge est passé chez moi à l’improviste, chose qu’il ne faisait jamais. On s’appelait, on se donnait rendez-vous par texto, mais on ne débarquait jamais comme ça l’un chez chez l’autre. On aurait pu, mais non, c’est comme ça. Une espèce de pudeur, peut-être. Il devait voir Sandrine le lendemain et voulait en parler. On est donc allé manger au Stella d’Oro. Il ne savait plus trop où il en était. Il s’était pris au jeu et parlait d’écrire un autre livre, quelque chose sur Marseille vu à travers les vies minuscules des gens, des obscurs. Sandrine lui apportait la matière pour ça. Une coiffeuse amoureuse, un vieux maçon sicilien, un fils de collabo, des racistes ordinaires, une marchande de fruits et légumes, un écrivain public, toute une galerie de portraits prêts à l’emploi…
    On a terminé la deuxième bouteille de rosé, il a promis de m’appeler le lendemain pour me raconter sa soirée. C’est la dernière fois que je l’ai vu.

    *

    Le reste a été raconté dans les journaux, tout le monde est au courant, vous encore plus j’imagine. Mais c’est pour vous dire comment j’ai vécu la chose. Le compagnon de Sandrine, sans nouvelles, qui s’inquiète, qui va chez Sandrine, personne, le taxi dans le garage, le téléphone dans la voiture. La police est alertée, ils examinent le téléphone, ce correspondant qui revient sans arrêt, l’opérateur fournit l’info, un certain Serge Roseau, domicilié à l’Estaque. Lui aussi a disparu, ses voisins ne l’ont plus vu depuis plusieurs jours. Ses empreintes et son ADN plein la Velsatis. Les photos en une, appels à témoignages et tout le bordel ! Ils n’ont pas été longs à faire le lien entre le salarié licencié et la DRH : vengeance sociale, le chômeur tue son ancienne patronne et disparaît dans la nature. Le hic, c’est que vous n’avez ni victime ni assassin ! Disparus !
    Moi, je n’y crois pas trop. Pas de victime, pas de crime ! Je ne dirais pas « disparition », je parlerais de « départ ». Serge, il est capable de ça : le teston lui vire et il agit sur un coup de tête. Je ne sais pas ce qu’il a fait, mais il va forcément réapparaître un de ces jours.
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