• Sandra Lucbert, Personne ne sort les fusils

    Rentrée littéraire 2020 #14

    Sandra Lucbert, Personne ne sort les fusils


    À France Télécom Orange, des dizaines de suicides de salariés ont émaillé le déploiement d’un plan qui visait à supprimer 20 000 emplois. Après des années de luttes syndicales, les dirigeants de l’époque ont été jugés et condamnés à des peines symboliques. À l’aide de procédés littéraires, Sandra Lucbert part de ce procès pour démonter les mécanismes d’un crime social prémédité.

    Il convient de s’interroger sérieusement sur ce livre. Précis et documenté, ce n’est pas pour autant un documentaire. Et s’il évoque des vies de femmes et d’hommes victimes, témoins ou familles, ce n’est pas une fiction ou un récit de vies. C’est bien la littérature qui lui donne toute sa puissance. On pense au livre de Sergio Gonzalez, Des os dans le désert, à propos des crimes de femmes à Ciudad Juarez, auquel Roberto Bolaño emprunte sa matière pour la partie des Crimes de son 2666. Gonzalez lui-même, à qui Bolaño a rendu un hommage appuyé, reconnaît l’immense force que son travail a gagnée à travers la narration du Chilien. Lucbert fait ça. Comment ? C’est la question intéressante.

    D’abord, il faut se demander pourquoi, en lisant Personne ne sort les fusils, on ne peut pas s’empêcher de penser au nazisme et à sa politique réfléchie, scientifique, organisée, du génocide. De la même façon, en lisant Les Bienveilantes de Jonathan Littell, je ne pouvais m’empêcher de faire le parallèle avec ce que je vivais au travail, la persécution d’un collectif par une direction perverse. Ce sont bien les mêmes mécanismes qui conduisent des individus, au nom d’objectifs « supérieurs » à devenir d’immondes salauds en se persuadant qu’ils sont de bons techniciens qui font bien le travail qui leur a été confié.

    Dans la boîte à outils de Lucbert, on trouve les images. Leur utilisation non innocente travaille le lecteur, comme un réactif qui modifie la couleur d’un papier témoin. Un seul exemple à travers cet extrait, au début du chapitre 21 : « Je découvre que le magazine qui me sert à écraser les moustiques est une revue de management : la Harvard Business Review France. Elle est en papier glacé, elle frappe net.

    Le numéro en question est un hors-série : Les Essentiels 2018. 12 grandes idées pour préparer le futur – sponsorisé par Rolex, Audi et Chanel. Il y a des traînées de sang sur l’Instant Chanel – les moustiques. »

    Et voilà, l’association est assassine : écraser, management, business, glacé, frappe net, préparer le futur, Rolex, Chanel, trainées de sang…

    Il suffit souvent de rapporter crument les paroles des cadres présents sur le banc d’accusation pour que la nausée monte chez le lecteur. Bribes de propos de l’une d’entre eux : les salariés sont devenus un climat ; pour en parler on fait des baromètres RH… On peut parler de hausse des tendances saisonnières de l’e-santé… maintenant on n’a plus de problèmes de fragilité… Le numérique ça permet de se connaître mieux… Et celles d’un autre dirigeant : on construit un monde, on transforme les défis de demain… C’est toute une idée de l’homme qu’on façonne… Défi de la centricity… Je suis là pour questionner l’Homo digitalis… À quoi Sandra Lucbert juxtapose les images qu’elle imagine chez le type en question : J’ai une chevelure léonine… Je fais des gestes… Il y a des mini-viennoiseries… là on me voit mouliner des bras… On sait que le temps passe grâce aux buffets… Quand les gens parlent avec des verres de vin, on sait que c’est fini… Je sais que le temps passe grâce à mon salaire. Il augmente…

    J’évoque un dernier procédé que j’appellerai décryptage/réencryptage. Le langage utilisé à l’entreprise n’est bien évidemment pas neutre, il sert à masquer la réalité derrière des mots « neutres » ; il manie aussi des termes incompréhensibles mais qui deviennent des signes d’appartenance au projet ou à l’esprit de l’entreprise. Qu’il vienne directement du lexique managérial anglo-saxon, de francisations stupides ou qu’il s’agisse de pures créations maison. Lucbert appelle ça la « langue du capitalisme néolibéral ». Ainsi parle-t-elle du Livre vert sur la santé mentale édité par l’Union européenne en 2005 sous le titre : Vers une stratégie sur la santé mentale pour l’Union européenne, et non : « Vers une stratégie pour la santé mentale de l’Union européenne », qui nous aurait rassurés, car nous aurions pu penser que l’Europe s’inquiétait des catastrophes que ses déréglementations ont imposées par tirets. Du tout (le commentaire est de SL).

    Le chapitre 20 , à ce titre, peut être cité intégralement :

    « Tu m’autorises un truc de psy ?

    Dans la LCN, il y a des points de capiton, des mots où tout s’accroche. C’est comme pour un canapé, les clous qui tiennent le tissu.

    Typiquement : économie de services – un clou.

    Tu as :

    Les serfs d’un côté ; les vices de l’autre.

    Les vices de quelques-uns, que sert l’ensemble d’une société.

    Tu as :

    Mais te plains pas, on te donne des services tant que tu veux.

    Dans l’économie de serre-vis.

    Peut-être que ce genre de clou qui tient tout, il serait temps de l’arracher ?

    Parce qu’on n’est pas du tout bien dans leur canapé. »

    Il y a encore bien d’autres formes à découvrir dans ce livre qu’il faudrait sans doute donner à lire dans les formations syndicales et dans les universités. Au final, un beau livre, juste, fin, émouvant, révoltant et totalement littéraire ! Qui donne envie de sortir les fusils...

    Sandra Lucbert, Personne ne sort les fusils, Seuil

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