• Tonton Hite

     Se lever tôt, avant tout le monde, profiter du frais, du calme, du silence. Un fond de café réchauffé dans une casserole, versé dans un bol. S’asseoir dans un coin à l’écart, sous l’amandier, rouler la première cigarette, bien refermer le paquet de gris. Ne pas penser, ne pas regarder. Boire lentement pour que ça dure plus longtemps. Se lever, ranger le bol sur le rebord de la fenêtre. Prendre le râteau. Le bruit des dents dans le gravier, crissement régulier comme les lignes tracées peu à peu. Le plaisir de réveiller tout le monde avec ces bruits légers. Presque pas de feuilles ou de ramilles, il n’y a pas eu de vent hier. Deux poignées, tout juste, qui vont à la poubelle. Dérouler le tuyau, ouvrir l’eau petit petit, faire le tour des plates-bandes en regardant se former des rigoles, des mares, des petits ruisseaux charriant une brindille, une aiguille de pin, un pétale. Aller pisser en bas, au jeu de boules, contre la haie de lauriers-tin. En haut, ça commence à bouger. Ma vieille est levée en chemise de nuit aussi fripée que sa figure. Un mot. S’asseoir à la table sous la vigne vierge. Le déjeuner est sorti, un toc de pain, un de fromage, une cébette, le couteau tiré de la poche, manger, boire un verre de rosé, s’en rouler une. Personne ne me parle, ils me croient sourd. Artilleur de 14 à 18, après trois ans de service militaire — pas de chance pour la classe 11. Mais les petites boules de terre que je mettais dans mes oreilles m’ont bien protégé. La raison transformée en excuse, ça a été ma bonne idée : sourd comme un pot depuis cinquante ans, pas obligé de répondre et parfois un petit secret lâché sans crainte devant le vieil oncle sourdingue. Jamais bien intéressant, de toute façon. Maintenant, tout le monde est debout. S’esquiver pour éviter tout ce mouvement. Un tour dans la colline, ramasser du bois, ramener un fagot pour la braise de midi. Revenir à temps pour l’apéritif. Le beau-fils me sert le pastis, pas besoin de rien demander. Il est brave. Et il fait la bonne pizza. Encore un, l’apéritif traîne, c’est pas moi qui vais m’en plaindre, je m’en roule une, ça amuse les minots. À table, toujours la même place, le fauteuil au bout. La place de l’ancien. Je suis tranquille. Quand je me lève, personne ne me remarque, je vais m’allonger sur le lit dans l’ancienne citerne, c’est l’endroit le plus frais du cabanon. Je laisse avancer les heures chaudes sans moi. Jusqu’au moment de la partie de boules. Pas besoin de me dire que je fais le pointeur, c’est automatique et ça me va bien parce que j’aime pas les gestes brutaux. Mes boules, je les fais rouler depuis mes pieds, elles sont légères, elles passent sur les grattons sans dévier. Le terrain est cabossé, mais je le connais par cœur, la boule arrive souvent où je voulais. Bien pointé, l’oncle ! Le soir, après souper, partie de rami autour de la lampe à pétrole. On n’y voit pas grand-chose, les minots en profitent pour tricher tant qu’ils peuvent. Sous ma casquette, je rigole, mais ça peut pas se voir, j’ai appris à rigoler en dedans. C’est un peu comme si j’existais pas. D’ailleurs, bientôt, j’existerai plus du tout. Je sais même pas si quelqu’un s’en apercevra.

     

     

     

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