• Les best-sellers 2.0 s’écrivent sur les réseaux sociaux

    Clara Delente Publié le 28/09/2017 sur Telerama.

    Loin des circuits traditionnels de l’édition littéraire, c’est sur Twitter ou Instagram que certains auteurs exercent leur plume. Délivrant leur
    récit fragment par fragment, ils expérimentent de nouvelles formes d’écriture et tiennent en haleine des dizaines de milliers d’internautes.

     Il n’y a pas que les colporteurs de fake news qui
    aiment raconter des histoires sur les réseaux sociaux.
    Depuis quelque temps, des internautes pleins
    d’imagination s’en donnent également à cœur joie
    pour faire éclore des récits sur Twitter, ou aligner des
    vignettes de bandes dessinées ou des instantanés de romans-photos sur Instagram.

    Poésie, roman et autofiction

    Soyons clairs : le phénomène n’est pas complètement nouveau. L’auteur américano- nigérian Teju Cole, par exemple, faisait déjà de la « twitterature », dès 2014, faisant poster à ses amis une nouvelle intitulée Hafiz, et qualifiant son geste de « narration distribuée ». Citons aussi les twittos-poètes adeptes du haïku en moins de cent quarante caractères, tels le Québécois Pierre-Paul Pleau ou l’Américain Eric Jarosinski alias Nein.

    Côté Instagram, d’autres tentatives ont également déjà eu lieu : depuis 2015, Caroline Calloway, une étudiante en histoire de l’art de Cambridge a ainsi fidélisé plus de 800 000 internautes en distillant ses mémoires au compte-goutte, sur la plateforme. Une réécriture parfaitement orchestrée de sa propre vie, dont elle livre des moments choisis presque un an après qu’ils ont eu lieu. Comme dans le roman Hey Harry, hey

    Matilda, de l’auteure et photographe Rachel Hulin, il est ici difficile de démêler le vrai du faux.

    Minces frontières du réel et de l’imaginaire

    Cette imbrication entre fiction et réalité s’est d’ailleurs intensifiée ces derniers mois sur nos fils d’actualités. Notamment avec la multiplication des « twillers » (contraction de thriller et de Twitter). Là aussi, un concept qui existe de longue date (en temps Internet), c’est à dire depuis 2008, lorsque le journaliste du New York Times Matt

    Richtel l’a expérimenté et conceptualisé. Suivi par le Français Thierry Crouzet, avec
    sa
    Quatrième Théorie, publiée en 2013 chez Fayard. Mais alors que ce dernier expliquait, à l’époque, réunir moins de cinq cents lecteurs, de nombreuses œuvres récentes ont acquis une véritable portée virale.

    Cet été, le dessinateur espagnol Manuel Bartal a, par exemple, réuni des centaines de milliers de lecteurs en égrenant sept jours durant des centaines de tweets détaillant ses rencontres étranges dans un hôtel. L’illustrateur américain Adam Ellis a agité (et agite encore) la twittosphère avec l’histoire de son appartement hanté par le fantôme d’un enfant. Tous deux entretiennent l’ambiguïté en tweetant avec leur compte personnel. L’un a fini par avouer que son récit était fictif, le second continue d’entretenir le mystère.

    « Même si tu dis aux gens que ce que tu racontes est faux, ils adorent y croire pour se faire peur », s’amuse François Descraques qui a ouvert le 4 septembre 2017 un compte intitulé 3ème droite, ouvertement fictionnel et passionnant à suivre. Il y raconte des aventures effrayantes dans son nouvel appartement et donne rendez-vous à ses 48 000 lecteurs-abonnés une fois par semaine. Une quarantaine de tweets imbriqués (en langage Twitter, un thread) font office d’épisode.

    Critique immédiate

    Créateur touche-à-tout (à son actif, une web-série à succès – Le Visiteur du futur – une série télévisée, une bande dessinée ou encore un long métrage), François Descraques s’enthousiasme d’accéder grâce au réseau social à « un tout autre public, jeune et très jeune » qu’il n’aurait « jamais pu attraper autrement ». La réactivité des lecteurs est sans filtre au point d’être parfois agressive – « Je reçois des “ouech, balance la suite ou je me tue” » –, mais c’est justement ce contact si direct avec le public qu’apprécie le scénariste 2.0. « Même si j’ai de l’avance et que je sais où va l’histoire, j’aime lire les commentaires et faire évoluer le projet en fonction des réactions des gens », détaille-t-il.

    Cette expérience de réception singulière a été goûtée par les créateurs de la trépidante BD Eté, diffusée en juillet et août 2017 sur Instagram. En collaboration avec Arte et Bigger than fiction, l’équipe de scénaristes et d’illustrateurs a distillé pendant soixante jours les vignettes, réunissant à la fin 60 000 abonnés. Et même si le récit était parfaitement structuré à l’avance (sous forme de palindrome) et impossible à changer, « la pluralité des réflexions autour de la BD, qu’on n’avait pas du tout prévues, nous a interrogés et appris l’humilité », estime Camille Duvelleroy, l’une des trois scénaristes avec Thomas Cadène et Joseph Safieddined.

    Lectures hybrides

    L’idée de départ était d’aller chercher le public des 25-30 ans là où il se trouvait, c’est-à-dire sur les réseaux sociaux. Mais le succès a dépassé l’attente des créateurs, avec plus de 3,8 millions de vues. Pour Camille Duvelleroy, spécialiste de la narration interactive, il était important d’« aller plus loin que ce qu’Instagram avait imaginé », tout en se servant des outils à disposition. Chaque post était donc géolocalisé dans un endroit réel, légendé à grand renfort de hashtags et assorti d’un mini-générique. Une façon habile de se servir des codes d’Instagram pour enrichir le récit et… intéresser le public. « C’est important de proposer des choses stimulantes, qui surprennent les gens dans leur quotidien et créent des dissonances », estime Camille

    Les internautes semblent apprécier. Ces formes hybrides et nouvelles de lecture ont le pouvoir de réunir « aussi bien des amateurs de nouvelles fantastiques du XIXe siècle » que des récalcitrants de la lecture, selon François Descraques. Fragmentée en tweets, la lecture s’en trouve facilitée. Les portes d’entrée deviennent multiples. « Même si on préfère presque tous lire sur le papier, c’est un fait, fatalement, on se retrouve à lire sur les réseaux sociaux, sur notre smartphone. Mon feed Twitter ressemble au journal d’il y a quelques années. Or, autrefois, les romanciers comme Conan Doyle écrivaient dans les journaux. Il n’est donc pas illogique de se dire que les feuilletons seront maintenant publiés sur Twitter », poursuit-il. Et ce pas de côté au cœur des réseaux sociaux semble être reçu comme une pause délectable par les lecteurs.

    Duvelleroy.

     


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  •  Se lever tôt, avant tout le monde, profiter du frais, du calme, du silence. Un fond de café réchauffé dans une casserole, versé dans un bol. S’asseoir dans un coin à l’écart, sous l’amandier, rouler la première cigarette, bien refermer le paquet de gris. Ne pas penser, ne pas regarder. Boire lentement pour que ça dure plus longtemps. Se lever, ranger le bol sur le rebord de la fenêtre. Prendre le râteau. Le bruit des dents dans le gravier, crissement régulier comme les lignes tracées peu à peu. Le plaisir de réveiller tout le monde avec ces bruits légers. Presque pas de feuilles ou de ramilles, il n’y a pas eu de vent hier. Deux poignées, tout juste, qui vont à la poubelle. Dérouler le tuyau, ouvrir l’eau petit petit, faire le tour des plates-bandes en regardant se former des rigoles, des mares, des petits ruisseaux charriant une brindille, une aiguille de pin, un pétale. Aller pisser en bas, au jeu de boules, contre la haie de lauriers-tin. En haut, ça commence à bouger. Ma vieille est levée en chemise de nuit aussi fripée que sa figure. Un mot. S’asseoir à la table sous la vigne vierge. Le déjeuner est sorti, un toc de pain, un de fromage, une cébette, le couteau tiré de la poche, manger, boire un verre de rosé, s’en rouler une. Personne ne me parle, ils me croient sourd. Artilleur de 14 à 18, après trois ans de service militaire — pas de chance pour la classe 11. Mais les petites boules de terre que je mettais dans mes oreilles m’ont bien protégé. La raison transformée en excuse, ça a été ma bonne idée : sourd comme un pot depuis cinquante ans, pas obligé de répondre et parfois un petit secret lâché sans crainte devant le vieil oncle sourdingue. Jamais bien intéressant, de toute façon. Maintenant, tout le monde est debout. S’esquiver pour éviter tout ce mouvement. Un tour dans la colline, ramasser du bois, ramener un fagot pour la braise de midi. Revenir à temps pour l’apéritif. Le beau-fils me sert le pastis, pas besoin de rien demander. Il est brave. Et il fait la bonne pizza. Encore un, l’apéritif traîne, c’est pas moi qui vais m’en plaindre, je m’en roule une, ça amuse les minots. À table, toujours la même place, le fauteuil au bout. La place de l’ancien. Je suis tranquille. Quand je me lève, personne ne me remarque, je vais m’allonger sur le lit dans l’ancienne citerne, c’est l’endroit le plus frais du cabanon. Je laisse avancer les heures chaudes sans moi. Jusqu’au moment de la partie de boules. Pas besoin de me dire que je fais le pointeur, c’est automatique et ça me va bien parce que j’aime pas les gestes brutaux. Mes boules, je les fais rouler depuis mes pieds, elles sont légères, elles passent sur les grattons sans dévier. Le terrain est cabossé, mais je le connais par cœur, la boule arrive souvent où je voulais. Bien pointé, l’oncle ! Le soir, après souper, partie de rami autour de la lampe à pétrole. On n’y voit pas grand-chose, les minots en profitent pour tricher tant qu’ils peuvent. Sous ma casquette, je rigole, mais ça peut pas se voir, j’ai appris à rigoler en dedans. C’est un peu comme si j’existais pas. D’ailleurs, bientôt, j’existerai plus du tout. Je sais même pas si quelqu’un s’en apercevra.

     

     

     


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  • Le congé au cabanon était une coutume consacrée.

    Ça commençait par la 2 CV Citroën cahotant dans le chemin caillouteux, nous conduisant courageusement en haut de la côte.

    Ce cher Cabanon se cachait dans la colline, sous un couvert de chênes.

    La carriole crachait sa cargaison dans un concert de cigales.

    Chacun courait, charriant cartons, cabas et couffins. La citronnade et le Casa coulaient chez les cousins, tandis que crissaient chips et cacahuètes.

    Le cabanon se changeait en colonie avec son chef et ses cheftaines qui connaissaient tous les coins de la colline. Et ce n’étaient plus que courses par les chemins en chemisette de coton et culottes courtes, concours de cartes ou de croquet, cache-cache, cris et chansons.

    Les corvées sont comme une chance : cuire les côtelettes à la cheminée de la cuisine, construire le cagadou, faire les commissions, aller à la Cave coopérative avec les cubis…

    Et puis il y a tout le reste : « Les Dix commandements » ou « Les Canons de Navarone » au cinéma à cinquante centimes, la cavalcade avec ses chevaux et ses chars colorés, se coucher sur la chaussée encore chaude pour contempler le ciel en cherchant comètes et constellations.

    La chandelle s’est consumée, reste la chance d’avoir connu cela.


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  • J’avais décidé de placer mes ateliers de la saison sous le signe de Roland Barthes. D’abord parce que le centenaire de sa naissance serait commémoré en novembre. Ensuite parce que je m’étais aperçu que j’utilisais de plus en plus souvent ses textes dans mes ateliers. Et parce que sa réputation d’hermétisme rendait nécessaire une approche décomplexante pour permettre à tous d’aborder un auteur qui me semblait de plus en plus essentiel pour réfléchir à la littérature et à une pratique d’écriture.
    En septembre, quand est paru le roman de Laurent Binet, La septième fonction du langage, j’eus une raison de plus pour recourir à Barthes. Binet en fait le personnage d’un thriller historique et linguistique tout à fait délectable.
    L’autre auteur dont je comptais parler régulièrement était bien sûr Roberto Bolaño dont les non-lecteurs ignorent encore la chance qu’ils ont car ils vont pouvoir découvrir une oeuvre dont on n’entrevoit probablement qu’à peine encore la profondeur.
    Ainsi fut-il fait.

    Jusqu’à ce jour où je commençai mon cycle sur l’Écriture du mal. Au moment de me lancer, en lançant un coup d’oeil distrait sur mes notes, deux lettres me sautèrent au visage : RB. Roberto Bolaño, Roland Barthes. De qui s’agissait-il ? Se pouvait-il qu’il s’agît du même personnage ? Matériellement la chose était impossible : le Chilien naît en 1953, Barthes a trente-sept ans. Le Français meurt en 1980 alors qu’il reste encore vingt-trois ans de vie pour Bolaño. Mais ce dernier n’écrit son premier roman, Anvers, qu’en 1983. Et Barthes a été torturé durant ses dernières années de vie par la question d’écrire une fiction. Pouvait-il avoir produit une œuvre considérable sur la littérature sans écrire lui-même une fiction ? Ressentait-il lui-même l’illégitimité dont certains critiques le taxaient ? A-t-il pu insuffler à Bolaño son inspiration ?
    Je paniquai quelque peu en imaginant cela tandis que j’ânonnais les prémices de ce premier atelier sur le mal. En même temps, je voyais en face de moi les mines se décomposer, les regards errer de l’un à l’autre. Je ne savais plus où j’en étais, je voulus changer de consigne au vol, comme on change de cheval au galop… Je savais que je venais de mettre le doigt sur quelque chose qui me préoccuperait durablement, mais j’avais perdu mon auditoire…

    Jean-Paul


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  • Vêtu de son bleu de travail, sa salopette de mécanicien qu'il refusait de laver, couché sur le dos, sa boite d'outils posée à portée de sa main droite, l'aîné s'obstinait à redonner vie au moteur de cette vieille Honda qu'il avait sortit de l'appentis et qui avait appartenu au grand père ;
    La plus jeune des sœurs, assises dans un fauteuil tressé, face à la table en fer rouillée, posée sous le noisetier, chaussée de ses lunettes cerclés de noir qui lui donnait un air sévère déballait un deuxième carton de photos légèrement gondolées d'être restée de si nombreuses années au sous-sol.
    Le benjamin, grand et charpenté comme un bûcheron, poussait une brouette rongée de rouille, grinçante à chaque tour de roue sous le poids des pierres qu'il déplaçait de la maison en ruine du champs voisin jusqu'aux murets écroulés, restanques soutenant le jardin potager.
    Dans l'allée centrale, le cousin d'âge mur, venu du village voisin, se tenait, droit et perplexe, un mégot de cigarette calé au coin de la bouche et sa casquette au travers du front, à l'intérieur de la tranchée qu'il avait creusé le matin même.
    La cadette des filles, chaussée de bottes de caoutchouc jaune, souvenir de sa dernière histoire d'amour avec un pécheur breton, un sécateur flambant neuf à la main, sculptait les plantes du jardinet planté au pied de la façade, de chaque côté de la lourde porte en bois, couleur olive.
    A l'intérieur de la maison résonnaient les voix des trois vieilles tantes célibataires que rien, ni personne n'avait jamais pu séparer. Avec leurs fichus sombres noués sur la tête et leurs tabliers gris, elles comptaient, en se disputant, les couverts étalés sur la grande table en bois de la cuisine, d'où émanait de subtiles effluves de savon de Marseille et de lavande.
    Il se dégageait de cette maison une atmosphère studieuse, chacun concentrés et appliqués dans la tâche à accomplir.
    Seuls les oiseaux, rouges gorge et mésanges, pies et tourterelles chantaient à tue tête, préfigurant la joie l'ambiance de fête que connaîtrait cette maison dans les prochains jours.
    Allongée sur sa chaise longue, au soleil, elle que tout le monde considérait comme l'intellectuel de la famille depuis qu'elle avait réussi son concours d'institutrice désespérait de ne pas trouver la conclusion de l'hommage qu'elle était chargée d'écrire et de lire pour les 50 ans de mariage des parents de ce dimanche.
    Cette phrase de Jacques Brel, qu'elle venait de découvrir sur une scène parisienne l'obsédait : « quand on a que l'amour, à s'offrir en partage ». Et elle se demandait si vraiment, n'avoir que de l'amour, suffisait pour vivre ensemble un quart de siècle ?

    Laurence Ribe


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  • Je suis les fourmis du regard.
    Ces petites travailleuses infatigables savent où elles vont.
    Pas moi.
    Un brin d’herbe sur le dos dans cette terre encore humide du printemps mais déjà couverte d’herbe brûlée. Elles bouffent tout sur leur passage, y compris le lézard tanqué dans l’amandier.
    La collusion lui fut fatale.
    Pas à l’amandier couvert de fruits.
    A moins que ce ne soit son chant du cygne. On dit toujours que la dernière floraison est la plus belle. Le vieux figuier qui se morfond dans la dernière restanque se dit que lui de toute façon, il n’a jamais eut de fleurs.
    Les fourmis à présent s’attaquent à un plus gros morceau. Une tourterelle délaissée a fait les frais du chat du voisin, alors ses plumes voyagent..
    Nuages au ras du sol, l’orage s’annonce.
    Le chant des oiseaux a perdu contre les tronçonneuses gourmandes.
    Le figuier tremble.
    Les restanques se font la malle.
    La cabane des enfants résiste, mais les herbes folles ont squatté les jardinières Djeco. Dînette de café terreux aux cafards. Les nuages s’épaississent. Les fourmis continuent sans se poser de questions. Les porte-bouteilles à la Duchamp donnent un petit coté surréaliste au tableau. Vides. Les lampions sont éteints, la fête est finie.
    La colonne de fourmis s’épaissit, zigzaguant entre les iris qui prolifèrent. Fleurs déjà bouffées de soleil. Les pins sylvestres montent haut dans le ciel changeant. Ils se penchent vers les chênes meknes en leur criant : « Ne montez pas plus haut ! Continuez à protéger ce paradis perdu, chassez de votre vue béton et piscine hollywoodienne, transats cramés et plages en teck, cuisine d’été et barbecue géant, four à pizza et terrains de pétanque surdimensionnés ! »
    Alors les branches s’entremêlent, les herbes prises d’un coup de folie deviennent plus piquantes. Les amandiers distillent un parfum amer.
    Les fourmis ont atteint leur but. Elles disposent duvet et brindilles à l’intérieur du cabanon.
    Je m’allonge dans ce lit douillet pour oublier.

    Diane


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  • J’aime la voix du GPS. Elle est suave, rassurante. Je l’ai appelée Martine, comme Martine Fougerousse ma camarade de cp qui avait bien voulu me donner la main lors de la sortie de fin d’année au Jardin des plantes. Elle avait eu peur des ours blancs et s’était rapprochée de moi. Puis Jean-Marc qui faisait des grimaces devant les chimpanzés l’avait appelée et elle était partie en riant.
    2mns37 de bonheur.
    D’ailleurs Martine, je me demande si ce n’est pas elle qui présente la météo sur TF1 27, tous les soirs à 19h56. Elle a les mêmes boucles blondes. Un peu de chirurgie esthétique peut être. Je ne me souvenais pas de ce nez en trompette. En tous cas la même voix, les mêmes octaves métalliques. J’aime les prévisions météo, comme ça, au moins je ne risque pas de me faire mouiller entre la sortie du RER et le siège de MON bureau !
    Alors l’idée de passer une journée avec Martine qui elle aussi adore les chiffres, compte les sorties de rond-point, ne se trompe jamais de route et me rappelle qu’il faut que je tienne ma droite à chaque fois que je fais mine de m’assoupir…je suis ravi !
    Enfin, j’étais.
    Alors que nous étions sortis de l’autoroute et que nous venions de tourner autour de notre 7ième rond point. Trou noir. 1ere, 2ième, 3ième, 4ième sortie, je ne savais pas. Martine m’avait abandonné.
    La Salope ! Me laisser là tout seul, dans cet environnement hostile avec des arbres partout qui
    me cachent le haut des tours et puis des panneaux en langue étrangère : « Gemos de linos »  Martine qu’est ce que ça veut dire ?
    Il ne me reste plus qu’à lire l’adresse sur le pli « Super Gémenos » coup de bol c’est fléché ! Enfin j’espère que c’est le bon chemin parce que ça monte et puis c’est tout biscornu.
    Zut une impasse ! Et puis il n’y a pas grand monde sur les trottoirs de ce quartier..
    Je n’ai pas d’autre solution que de me garer de façon pas très permise à cheval sur le trottoir derrière 4 voitures ayant déjà commis cette infraction et d’essayer de trouver ma route.

    Pas de sonnette, mais un portail qui s’ouvre sans trop de résistance.
    Le chien qui aboie dans le lointain ne signale pas ma présence, les tourterelles qui roucoulent sur ma tête n’ont de voix que pour leur tourtereau.
    Du mobilier de jardin épars, des herbes folles et des sacs poubelle verts déchets végétaux (ramassage tous les jeudi soirs à partir de 21h) me les avait caché dans un premier temps. Un groupe de personnes violette, blanche, verte, noire, bleue, orange, à carreaux et à fleurs à l’air concentré était entrain de noircir du papier. De temps en temps, un œil s’allumait et la tête replongeait vers la feuille. Puis la dame orange leva la tête et me dit :
    -« Tiens vous voila arrivé ! On attendait tous que vous sortiez de votre voiture. »
    J’étais interloqué : « Ce que je veux, c’est juste porter un pli.. »
    -« A la société Sainte Gudule, route des pins, Super Gémenos, oui, oui je sais, reprit telle,
    Venez Jean-Paul va vous faire un plan. »
    Au fond du jardin une voix bleue retenti : « C’est l’heure de l’apéro, vous prendrez bien un pt’it jaune ou bien un rosé de la Sainte Baume »
    « Vous avez l’air d’avoir bien voyagé, vous ne venez pas de l’autre coté du Rhône ?
    Alors je pris un verre et puis trempai une baguette de pain dans une espèce de sauce noire, puis une sauce grise. Une première gorgée de rosé. Sensation Abracadabrantesque, comme si le sang s’était mis à couler dans mes veines, libéré de la pesanteur parisienne. Un croc dans un gressin agrémenté de tapenade me raconte comment les mythologies grecque et provençale se sont mêlées, une bouchée d’anchoïade, mon cœur chavire ! Moi qui n’ai jamais aimé le poisson, dans quels filets me suis-je laissé prendre ?

    Diane


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  • Richard s'arrêta un instant, s'appuya sur son bâton et laissa son regard dériver sur les petites collines qui semblaient borner l'horizon. Il en profita pour reprendre son souffle. Le soleil brillait à discrétion.
    Richard sortit de sa poche un grand mouchoir à carreaux rouge et blanc et s'épongea le front d'un geste ample. Richard avait toujours aimé marcher. Très tôt, ses parents, amateurs de grand air et de promenades lui avaient innoculé le virus et depuis, la marche était pour lui une ressource, un médicament, une thérapie et bien d'autre choses encore.

    Après le décés de sa mère, six mois auparavant, Richard avait réglé du mieux qu'il avait pu les questions de succession. D'un point de vue pécuniaire, il n'avait pas de souci à se faire.  Et pour la descendance...trois fois marié, trois unions stériles. A tel point qu'il avait perdu tout contact avec celles qu'il avait pourtant aimé.

    Sa descendance était d'une autre nature.
    Tout compte fait, Richard était un solitaire et, si son existence avait un sens,  c'était la terre qui le lui donnait. Certains s'étourdissaient de parfums. Pour lui la terre donnait le la à la symphonie des senteurs. D'ailleurs, les emplois qu'il avait occupé parlaient pour lui: ouvrier agricole, jardinier, maraîcher, cantonnier. À chaque fois, cela se passait dans des villages, ou de petites villes où la terre ne se cachait pas sous l'asphalte, où les rivières ruisselaient à torrents que veux tu, où l'environnement résonnait du bruit des insectes, de la couleur et du parfum des fruits et des fleurs.

    Il n'aurait pas pu vivre ailleurs. Mais, autant il était attaché à la terre mère, et avait besoin d'y planter ses pieds, d'y ancrer ses jambes, autant la sédentarité l'effrayait. Et, bien que les municipalités et les particuliers eussent souhaité s'accaparer la qualité de ses services, son rapport naturel aux plantes, sa capacité à connaître les mariages possibles entre les types de terre, d'environnement et les espèces végétales, lui ne tenait pas en place. À peine avait il planté quelques choux verts ici, qu'il allait voir ailleurs si les dipladenias fuchsias avaient droit de cité.
     Il semait des plantes comme d'autres des enfants où des entreprises.
     Il semait du vert, du rose, du jaune et du rouge, il semait des promesses de parfum, des espérances de saveurs.
    La tendance s'était accentuée. La mort de sa mère, en coupant le dernier lien qui l'attachait à un port lui avait causé la dernière grande douleur de son chemin chez les hommes. Il n'avait plus besoin d'appartenir à rien ni à personne, plus de misère en vue.

    Maintenant, il cheminait, hiver, été, mer en vue ou au coeur des terres.
    Oui, il appartenait encore à quelque chose, au monde qui lui avait donné la vie et le dernier honneur qu'il souhaitait garder, c'était son rôle de bineur de l'éternel, sarcleur de la glèbe.
    Avec lui tout désert devenait une oasis.  "qu'est ce qu'un désert, aimait il à dire,  sinon une terre qui demande des soins".
    Il s'inclinait devant les mottes, les prenait dans ses bras, les pétrissait, les effeuillait,  laissait les grains glisser entre ses doigts. Il les goûtait.

     Au fond le vrai,  le seul mariage qu'il avait jamais contracté et qu'il ne dénoncerait jamais, c'était celui qui avait commencé par ses fiançailles avec la terre, le jour où sa mère avait accouché dans une cabane au sol de terre battue.
    Sa source, elle était là, son commencement et sa fin, sa joie et sa vie. Jamais il ne se lasserait, jamais d'elle il ne divorcerait.

    Toujours appuyé sur son bâton, il avait repris son souffle et orientant ses pas d'après la boussole de son coeur, il reprit sa route.  Ses semelles caressaient le chemin, les buissons lui racontaient l'histoire de ce pays, les oiseaux lui chantaient la grande aventure du monde et les insectes pour la plupart invisibles creusaient, aéraient, cheminaient, bourdonnaient, infatigables et éternels ouvriers de la vie en marche.

    Antoine Rastoin


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  • Jean-Pierre DURAND
    Quelque part à Gémenos
    (mon GPS est tombé en panne)

    Mr Jean-Pierre DUPOND
    PdG de MEGA Corp.
    Tour 27
    Paris – La Défense


    Le 31 mai 2014

        Monsieur,

        J’ai été missionné voilà quelques jours par votre société, MEGA Corp., pour remettre un pli en province. Je vous annonce d’ores et déjà par la présente que ce pli est arrivé à bon port et, lorsque vous aurez fini de lire cette lettre qui relate les dernières heures que je viens de vivre ici, vous comprendrez aisément pourquoi elle signe, de fait, la fin de ma collaboration avec votre entreprise.
        Tout d’abord, le GPS gracieusement prêté par les services des Ressources Humaines est tombé en panne lors de mon arrivée au village de Gémenos, en Provence, ce qui m’a conduit à trouver un autre moyen de localisation, plus traditionnel : le recours aux indications géographiques des indigènes.
        C’est ainsi que j’ai rencontré des gens tout à fait originaux, réunis dans un jardin en friche, occupés à écrire. Une quinzaine de personnes, formant un groupe très hétéroclite autant en âge qu’en apparence vestimentaire, qui ont cherché assez vite à connaître les raisons de ma venue.
        Après la phase d’explications, ils ont assez vite trouvé l’endroit où mon pli devait être remis : par le plus grand des hasards, il s’agissait de l’adresse de celui qui semblait être le responsable du groupe !
        Loin de me souhaiter bonne route et de s’en retourner à leur activité, ils m’ont proposé d’ouvrir la lettre, de la lire à haute voix puis que chacun s’en inspire pour écrire un texte de son crû.
        Vous imaginez alors que je n’avais aucune idée de ce que le pli renfermait, moi qui ai signé consciencieusement cette clause de confidentialité qui nous lie depuis mon premier stage dans votre entreprise voilà trente ans, mais vu leur insistance et le petit verre de rosé qu’ils me promettait si j’obtempérais, je me suis laissé faire.
        Quelle ne fut pas ma surprise lorsque j’ai découvert que ce pli était une lettre de licenciement !
        Le responsable, loin d’être abattu par la nouvelle, eut l’air plutôt soulagé, ce qui me révolta tout d’abord.
        Ma révolte fut assez rapidement dissoute dans la coupe de champagne qui me fut servie pour trinquer à la nouvelle vie du chômeur tout frais.
        Petit à petit, des odeurs m’arrivèrent de la cuisine du cabanon. Et avec ces odeurs, des images, des sons puis finalement, brusquement, comme lorsqu’on ouvre les volets de sa chambre un matin d’août, des souvenirs.

        Cette tarte recouverte d’oignons et d’anchois que ma grand-mère oubliée me sert dans ma petite assiette aux bords fleuris. Ces moments à la mer avec ces parents, oubliés eux aussi. Cette sucette partagée avec Juliette, cachés dans les pins, et ses sandales bleues, ce bleu qui me parle soudainement, moi qui n’entendais plus les couleurs.

        C’est à ce moment-là, Jean-Pierre, que je réalisai qu’il y avait un ciel au-dessus de ma tête et de la terre sous mes pieds. Tout seul, perdu au milieu de ce groupe qui fêtait la mort du travail d’un des leurs, je commençai à entrevoir l’immensité du monde que je ne voyais plus et l’étendue de la vie qui m’attendait.

        Je ne serai pas là lundi lors de la prochaine réunion de motivation des équipes.
        Je bois à votre monde, à sa perte et son oubli dans les limbes de l’histoire humaine : vous n’avez pas d’odeur, pas de couleur, pas de corps. Vous ne ferez jamais partie d’aucun souvenir.

        Toutes mes plus sincères condoléances,


    Jean-Pierre DURANGUE

    Pcc : Alexis Lambotte


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  • En ce temps là, la vie me paraissait plus belle, la maison plus ensoleillée.
    Ma brave Ginette et mon bon Joseph veillaient sur moi, et répondaient à chacun de mes désirs.
    Sitôt avalé le petit bol de lait du matin, je répondais en ronronnant aux caresses de Ginette   pour lui prouver tout mon attachement.
    Bien sur, le père Joseph commençait déjà à trainer la jambe mais il avait toujours la vue assez acérée pour chasser, et l’ouïe assez fine pour entendre le moindre rodeur.
    Après la mort de mes anciens maîtres, c’est là que mes pattes m’avaient porté après trois jours d’errance. J’avais repéré le fer à cheval au dessus de la porte, et j’ai tout de suite compris que c’était une bonne maison, petite certes, mais tellement bien décorée par Ginette et veillée par Joseph. Il mettait un point d’honneur à faire pousser amandiers, figuiers et autres arbres décoratifs sur lesquels il veillait jalousement, malgré leur disposition aléatoire de haut en bas du jardin.
    Faut dire que, à partir du seuil, tout s’étalait en pente plus ou moins douce vers l’autre portail grillagé qui ne servait à rien.
    Ginette, c’était de sa vigne  dont elle était fière, elle enroulait les branches comme des serpents autour des fils de fer de la treille, et regardait s’enorgueillir les grappes d’un air satisfait que je lui voyais rarement.
    Faut dire qu’elle était dure au travail, elle s’activait dans sa petite cuisine derrière son évier en pierre noircie par l’usure pour gâter son Joseph qu’elle regardait manger à la dérobée. Quand ce n’était pas le linge dans la bassine en fer qu’elle frappait de toutes ses forces ou le carrelage rouge et éraillé qu’elle brossait avec entrain.
    Pour moi, le meilleur moment de la journée, c’était quand, éclairés par une faible lumière, tout deux se réunissaient  autour de la table en bois, Joseph tournait les pages de son journal en émettant quelques grognements, et ma Ginette recousait quelques bouton ou reprisait quelque chaussette.
    Assis aussi près que possible de la cheminée sans me faire roussir les poils,  et bercé par le piaillement du feu, une paix m’envahissait au point de fermer les paupières et de  tomber dans un sommeil réparateur.
    C’est dans ces moments là, que je goutais pleinement ma chance d’avoir été adopté par de si braves gens.

    Aussi, je défendais ma place avec témérité. Pas un seul chat des alentours ne se serait permis de traverser mon domaine, encore moins de faire le beau devant ma Ginette dont je connaissais que trop le bon cœur.
    Notre paix n’était altérée que par le chien idiot des voisins du dessus qui adorait hurler sans raison et les tourterelles roucouler à la saison des amours. Les amours, parlons-en, aucune chatte du quartier n’avait pu me résister, et je ne cherchais pas à reconnaitre les conséquences de mes galipettes! Bien que des énergumènes au poil tigré avec une pointe blanche sur le museau et les pattes de  même couleur me paraissaient suspects…
    Bien sur, je connaissais chaque coin du jardin avec ses petites bordures alignées d’iris et ses multiple marches qui commençaient je l’avoue à me casser le dos.
    Un coin pour le pipi, un autre pour autre chose, un autre pour dormir en sécurité tout en gardant un œil sur la maisonnée, encore un autre pour m’aplatir en guettant les pinsons dont je raffole.
    Et les saisons passaient…
    De temps en temps, leur fils Jean-Paul venait de la ville avec sa famille embrasser ses parents.
    Mais je voyais bien qu’il n’était pas comme eux : il ne coupait pas le pain avec un grand couteau sorti de sa poche, trouvait les figues trop petites et le raisin pas assez sucré.
    Ses regards pressés ne s’attardaient pas sur la floraison ni les quelques fruits téméraires et il   repartait bien avant la nuit vers sa ville, après mille promesses de retour.
    Ces soirs-là mes maîtres abrégeaient leur veillée, ils partaient se coucher sans dire un mot, le dos encore plus courbé que d’habitude.
    Un matin, le père Joseph n’eut pas le courage de se lever : une mauvaise bronchite a dit le médecin.
    Les humains ne savent pas que nous, les bêtes nous suivons leurs paroles sur les lèvres et d’après leurs mimiques.
    Je restais près de lui des longues heures en attendant que sa toux passe.
    Mais elle ne fit qu’empirer, et un matin, alors que je revenais de ma petite promenade du matin, j’entendis le cri de bête blessée de Ginette qui me fit dresser les poils sur la tête.
    Son mari ne bougeait plus, il était aussi blanc que le petit Pierrot quand il était tombé du cerisier. Mais l’enfant lui, gambadait à nouveau deux jours après, tandis que mon brave Joseph  resta  là, avec un drôle de sourire aux lèvres
    De ce jour là, je n’entendis plus jamais Ginette chantonner en regardant sa vigne prendre des couleurs, et ses robes devinrent aussi grises que la maison.
    Je voyais bien qu’à la veillée, le cœur n’y était plus, j’avais beau m’incruster sur ses genoux et ronronner plus fort que le feu, rien n’y faisait, ses yeux ne souriaient plus.
    Et puis, au début de l’été alors que j’étais en goguette depuis trois jours, occupé à séduire la belle Pouponnette de la maison d’en bas, la chose que je redoutais le plus au monde arriva.
    Quand je revins, la maison était pleine de gens aux yeux rougis et parlant à voix basse.
    C’est dans une grande caisse en bois que ma pauvre Ginette franchit le seul de sa cuisine.
    Ils fermèrent la porte de la maison, m’appelèrent plusieurs fois, puis s’engoufrèrent dans leur engin.
    Risquer de me faire écraser en ville ou mordre par des chiens ? Très peu pour moi.

    Je survécus grâce aux gamelles des uns et des autres qui, heureusement,  ne furent pas rancuniers à mon égard.

    Jean-Paul passait de temps en temps, il me prenait dans les bras, je me saoulais de son odeur et lui faisais des tas de câlins, mais, après avoir soupiré devant le jardin en friches, l’état du carrelage et des murs de la maison,  il repartait le regard perdu, après m’avoir laissé des tonnes de croquettes et de l’eau.

    Ce matin, mon cœur fit un bon de joie  quand j’entendis la serrure rouillée du portail vert s’ébrouer.
    Il était là avec des amis invités sans doute pour le samedi. Je n’en croyais pas mes yeux.
    Et quel bonheur de recueillir à nouveau des tas de compliments sur la beauté de ma pointe blanche sur le museau !
    Je faillis défaillir quand une odeur de tartes, de pizzas et de gâteaux envahit la cuisine.
    Aussi je préférais m’en éloigner pour ne pas succomber à quelque chapardage.
    Ils se séparèrent en deux groupes, l’un en face de la maison, l’autre plus pas, sous le gros marronnier. Et se mirent à faire des signes sur leurs cahier avec leur crayons, les mêmes que ceux de ma Ginette sur la liste de ses courses.
    Ils ne me jetèrent plus qu’un regard vide et j’attendis avec impatience le festin en me tenant prudemment près de la bordure d’iris.
    En, cela commença. Je redoublais de ronronnades entres les jambes, de légers mais discrets miaulements (on a sa fierté) et me gavait de leur gentillesse.

    Quant tout à coup la clochette du portail retentit.
    Jean-Paul revint en compagnie d’un homme vouté et tout de gris vêtu, aussi pâle que mon pauvre Joseph. A la fin du désert, il remit solennellement une grande enveloppe à Jean-Paul qui l’ouvrit devant toute l’assemblée.
    Ses lèvres se pincèrent un instant, puis il sourit et finit par exploser de rire en conviant l’assemblée à trinquer pour l’occasion.
    J’étais rassuré, et en déchiffrant les paroles de chacun, je compris qu’il n’avait plus de travail.
    Travail, n’est-ce pas le mot qu’il employait quand il partait vers la grande ville, « pour son travail  » ?
    J’en frémis jusqu’au bout des oreilles : et s’il revenait s’installer dans « notre » maison ?
    Soudain, une ribambelle de gosses jouant à cache-cache dans la cabane en plastic rouge m’apparut et la cuisine rajeunie exhala à nouveau  toutes les odeurs de viande et de poissons retrouvées.

    Et puis, surtout mon bol de lait du matin…
    On peut toujours rêver, non ?

    M-J  PUJOL


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  • François fut accueilli par Jean-Paul, le maitre de maison qui lui ouvrit grand son portail vert en souriant de toutes ses dents comme s’il le connaissait depuis toujours.
    -Je suis avec quelques amis, nous nous apprêtions à prendre l’apéritif lui dit-il en lui présentant un à un ses amis disséminés autour d’un table de jardin recouverte d’une nappe en nylon fleuri.
    Ça devait être la coutume ici d’accueillir ainsi les étrangers en les nommant par leurs prénoms, il se sentit soudain tout  gris et triste, en décalage complet avec les couleurs vives et les rires des convives.
    En plus il avait du mal à déchiffrer leurs paroles aux voyelles dansantes et leurs gestes désordonnés.

    Comment se fondre dans l’allégresse générale ?
     Comme il se sentit loin de sa banlieue et de son petit emploi étriqué de comptable.
    Ici, tout respirait la vie, l’éclat des voix, les tenues légères des dames, leurs épaules bronzées.
    François ne savait plus où donner de la tête. Comment  trouver une contenance en relation avec cette simple réunion de week-end qui lui parut extravagante.
    Il décida, pour adhérer au groupe, de boire un troisième verre de rosé, frais à souhait, et proposé avec insistance par son hôte. L’effet fut immédiat : il eut le courage d’enlever sa veste, sa cravate et d’ouvrir largement le col de sa chemise blanche qui détonait déjà bien assez  à côté des T-shirts bariolés des convives.
    Un cinquième verre lui fut nécessaire pour répondre tant bien que mal aux questions diverses et empressés du groupe et paraitre un peu moins falot, lui le Parisien débarqué au milieu de ces autochtones excités.
    Le repas composé de plats divers apportés par les amis s’avéra délicieux.
    Tous les sujets furent abordés, ils lui parurent aussi insignifiants les uns que les autres: l’OM, la température de la mer en ce début d’été, la pluie encore annoncée, les vacances prochaines.
    Les vacances ? Il n’y pensait même pas, pour aller où ? Et avec qui ?
    Ces gens devaient quand même bien travailler dans la vie ?

    C’est alors que le groupe s’anima sitôt les plats lavés et rangés.
    Certains partirent avec regret et après maintes embrassades,  d’autres choisirent de s’isoler dans leurs coins favoris pour profiter de la douceur de ce samedi décidément bien particulier.
    Il en profita pour reprendre ses esprits, et réalisa alors que les aboiements hargneux du chien voisin avaient cessé et qu’il était entouré d’une nature luxuriante et d’autant plus sauvage qu’elle ne semblait suivre aucun ordre précis, les arbres plantés sans aucune logique, les petites allées bordées de pierres plates et les escaliers s’enfuyant vers d’autres bordures et d’autres escaliers.
    Du vert, partout du vert, il fut envouté par les grands pins inclinés dans tous les sens, des arbres fruitiers stériles depuis longtemps, des allées d’iris sans direction précise et une treille dégarnie.
    Pour palier au fort dénivellement du terrain, on avait construit au moins trois  à quatre restanques encadrées par des pierres et agrémentées de figuiers, amandiers et lauriers roses épanouis.
     Une maison en plastic rouge délavé et une balançoire avec trois sièges attendaient les enfants.

    Le véritable jardin d’Alice songea-t-il, avec ses allées tournoyantes, ses escaliers imprévisibles, ses cachettes bien gardées. Comme il aurait aimé, au détour d’un pied fourré, voir un lapin pressé s’enfuir dans les genets.
    Il était redevenu un enfant ! L’accueil du groupe, la nature simple et sans fioriture lui avaient fait faire ce bon en arrière aussi imprévu que bienfaiteur.
    Tous ses sens étaient en éveil, il percevait soudain le roucoulement infatigable des tourterelles, le moindre bruissement des insectes, saisissait les différentes teintes de la campagne, goutait l’odeur épicée de la pizza, celle fleurie du vin…

    Il fut si bouleversé qu’il en oublia le but de sa mission.


    M-J PUJOL


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  • Je n'aime pas la nature. Je ne lui reconnais aucun agrément, sinon celui d'égayer les écrans vides des fenêtres de train. Mais je ne prends pas le train. Je n'aime plus le train depuis que je suis un usager régulier et captif du RER. Si j'ai un voyage à faire comme aujourd'hui, je préfère la voiture. Et là, nature ou pas autour, je ne regarde pas le paysage.
    Je n'aime pas non plus la nature parce qu'elle ne m'aime pas. D'abord elle ne m'a pas gâté - à presque 40 ans, j'ai déjà perdu mes parents et pas encore trouvé ma femme - ensuite parce qu'elle m'agresse. Les ronces, les moustiques, les effluves de fumier, les racines traîtres, les champignons vénéneux… tout cela est une menace permanente à mon confort. À mes habitudes. À mon mode de vie.

    Je ne connais pas le nom des plantes, ni des fleurs, pas plus que je ne reconnais les arbres fruitiers. Les seules essences que je connaisse sont le Diesel, le Super et le Sans Plomb, et là, on ne peut pas se tromper, c'est toujours écrit à côté.

    J'ignore la plupart des noms d'insectes - ils ne m'intéressent pas et pour tout dire, ils m'insupportent - je ne parviens pas non plus à identifier les chants d'oiseaux, à part celui de la tourterelle car il y en avait dans le jardin de ma maison d'enfance, et je me demandais toujours, adolescent, quel son j'émettrais, moi, quand je roucoulerais avec une de mes congénères. À 39 ans et 10 mois, je ne sais toujours pas.

    Ici aussi, il y en a, de tourterelles, et c'est sans doute pour ça que des souvenirs d'enfance me remontent. Il y a aussi d'autres pépiements, j'ai entendu quelqu'un ici dire que c'était probablement des rouge-gorges ou des mésanges. Je ne sais pas bien pourquoi mais, à force de les entendre sans les déchiffrer, j'ai bien envie de vérifier sur internet dès que j'en aurai l'occasion. Il paraît que dans la région il y en a beaucoup, et aussi des pies.

    On m'explique que la maison exiguë aux pièces aveugles où sont réunis ces gens s'appelle un cabanon. Moi j'ai horreur des cabanes. Grimper aux arbres, se râper les genoux, sauter de branches trop hautes et sentir ses vertèbres se tasser à l'atterrissage, sont autant de mauvais souvenirs de gosse.
    De même que les abris de fortune, les maisons sans confort, le camping, ne m'inspirent aucun bien-être. J'ai besoin du dur, de l'urbain. Je me sens chez moi dans les odeurs de CO2, d'asphalte mouillé, de caoutchouc brûlé et de ventilation tiède. J'avoue que là, je bénis le moteur de tronçonneuse du voisin et le ronflement des voitures en provenance de la petite route depuis laquelle je me suis perdu. C'est rassurant.

    Ces gens ont l'air sympathique, tout de même. Moi qui suis sensible au comptage des minutes gâchées de la vie, j'ai été touché qu'ils m'accueillent sans me faire sentir que je leur faisais perdre leur temps. D'ailleurs, depuis quelques heures que je suis là et que je les observe, j'ai remarqué qu'ils n'ont pas tellement cette notion du "temps c'est de l'argent". Si j'ai bien compris, ils sont là pour écrire, décrire ce qui leur passe par la tête ou sous les yeux, et c'est bien la première fois que j'assiste à une telle expérience. Pour moi, l'existence se divise en deux mouvements : le travail et le repos. Le loisir n'existe pas et j'avoue que je ne vois pas bien en quoi écrire peut constituer un loisir. Encore moins un travail. Mais bon.

    Je compte les personnes présentes, à défaut d'avoir retenu leurs prénoms. Elles sont 12. Et elles n'ont pas l'air embêté du tout que ma présence impromptue porte leur nombre à 13. L'une d'elles m'a dit avec un sourire en coin : "Il ne fait pas bon être superstitieux, ça porte malheur." Ça faisait longtemps que je n'avais plus ri de bon cœur, je veux dire, sans me forcer à trouver ça drôle. Mes collègues se reconnaîtront...

    C'est une manie chez moi, de compter. En venant, j'ai calculé mentalement la moyenne de ma vitesse kilométrique, j'ai établi le temps médian entre deux aires de repos, j'ai mémorisé tous les numéros d'autoroutes croisées sur mon itinéraire et évidemment, additionné le prix de chaque péage depuis Courbevoie. Jusqu'à Marseille, je m'en suis tiré pour 38,96 euros.

    Donc nous sommes 13 à table. Il y a cet homme affable, le propriétaire, qui s'est spontanément proposé de me dessiner un plan. J'ai bien aimé son air espiègle et sa franche bonhommie. Mais je m'interroge sur les raisons qui poussent un type apparemment normal à vivre dans un tel endroit. Il faut être fou. Tout n'est que broussaille et verdure. Pas d'eau courante, l'électricité par intermittence…

    Je dois reconnaître que j'ai été impressionné par sa capacité à nommer les espèces de son jardin : comment reconnaît-il l'olivier alors même qu'il n'y a aucune olive sur l'arbre ? Idem pour le figuier… L'amandier m'a plu. Son histoire surtout. Sa grand-mère l'a vu naître, frêle et minuscule, puis grandir au fil du siècle dernier; son tronc est aujourd'hui assez solide pour supporter le poids d'un hamac, et son feuillage assez étoffé pour apporter l'ombre dont le jardin a besoin l'été. C'est bon, les amandes, en plus...

    Tiens, une fourmi vient de tomber sur ma feuille. Satanées bestioles, dont je n'ai jamais compris l'utilité dans l'écosystème, sinon agacer l'homme, et chatouiller la femme. Celle qui a atterri devant moi est de taille imposante par rapport à celles que je croise parfois sur mon balcon l'été. Ai-je jamais observé cette bête ? Elle a un corps remarquable d'équilibre, entre fragilité et force obstinée. Elle rampe sur mon papier nullement déboussolée, l'air de poursuivre une mission vitale. Ses mouvements dans l'espace sont appliqués et précis. On dirait une petite danseuse. Est-ce cela qu'on appelle la grâce ?

    Je relève la tête. Les autres grattent toujours. Je commence à m'ennuyer. Ou plutôt, je commence à ressentir ce que jusqu'à présent, j'identifiais comme l'ennui. Or, très étrangement - serait-ce l'effet des trois verres de rosé - je ne m'ennuie pas. J'éprouve même un certain plaisir à être là alors que je devrais être ailleurs, en route, à livrer ce pli dont j'ignore le contenu. Oui d'abord, que m'importe-t-il, ce pli ? Pourquoi moi ? Pourquoi travaillerais-je gratuitement sur un jour de congé ? Pourquoi le patron ne l'a-t-il pas livré lui-même ? Ou envoyé par la poste ? Après tout, ce n'est pas mon affaire…

    Au-dessus de ma tête, deux oiseaux conversent. Au lieu d'y entendre une gêne sonore, comme c'est le cas au bureau où, pour me concentrer, je suis obligé de cadenasser mes double-vitrages, j'y entends deux voix qui se répondent et s'entremêlent. Ça me rappelle un concerto. Je leur imagine un dialogue : "Salut, tu reconnais, toi, les voix des humains sous l'amandier ?" "Oh, je n'arrive jamais à distinguer entre Provençaux et Parisiens, mais je sais que dans la région, on trouve surtout des Provençaux"…

    Ça y est, mes camarades ont fini d'écrire. Je m'arrête là, alors. Ma foi, je n'y croyais pas lorsqu'ils m'ont imposé leur consigne, mais je l'ai écrit, ce texte.


    Delphine Bolle


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  • Le buffet massif a du mal à passer la porte étroite mais les hommes le tournent dans tous les sens pour le faire entrer à tout prix. Tout le monde rit, puis applaudit.
    Les enfants sont fous de joie. Dans "cabanon", ils entendent surtout "cabane". Ils explorent le terrain accidenté, presque vierge, cerné seulement de quelques pins. Leurs troncs nus les découragent d'aménager une plateforme d'où ils auraient imaginé la mer au loin et joué aux naufragés sur un radeau.
    Le petit dernier dort dans un landau contre le muret de pierres.
    Une petite fille se cherche un bâton. Elle tente d'arracher une jeune pousse. La grand-mère l'en dissuade. C'est un amandier. Laisse-le pousser.
    Après le repas, on prend la pose. Chacun a mis son habit du dimanche et pris un air fier. On immortalise cette première journée au cabanon.

    ***

    Dans un coin du salon, le landau rouillé, attaché au mur par des dizaines de toiles d'araignée. La lumière a disparu. Il faut rouvrir toutes les portes et les fenêtres. L'air est glacial mais on allumera la cheminée.
    Partout autour, tout n'est que peur et suspicion. Ici au moins, ils seront à l'abri. Un petit paradis au cœur de l'enfer. Il faudra juste cacher les vestes aux étoiles jaunes dans un tiroir de commode ou sous un matelas. Personne n'aura idée de venir les chercher là.
    Les parents pleurent de reconnaissance. Le petit garçon est si chétif. Il a la taille de l'amandier, et ses bras ne sont pas plus épais que ses branches.

    ***

    La voix de Mick Jagger circule d'une pièce à l'autre et jaillit dans le jardin. Éparpillés au pied des arbres, les cendriers débordent. Ça sent l'herbe. Un adolescent somnole dans un hamac tendu entre un vieux pin et l'amandier chargé de fruits.
    Les femmes en ont ramassé un plein panier pour l'apéritif. Elles les cassent entre deux pierres, leurs longs cheveux formant rideau au-dessus de leurs tuniques fleuries.
    Les hommes ont sorti les guitares et s'exercent à Stairway to heaven, un sourire caché dans la barbe.
    Quelques corps nus sont alanguis sous un figuier, caressés par le soleil d'automne. Un bébé dort sur une couverture en patchwork posée à même le sol.
    Un couple fait l'amour tout au fond du jardin, dissimulé dans les broussailles.

    ***
    La végétation a envahi les lieux jusqu'au portail vert d'entrée. Saturation de couleurs, de senteurs, de chaleur, de bruits aussi avec les tourterelles, les mésanges, les cigales, les chiens du voisinage, la cloche de l'église et les échos de l'autoroute au loin.
    La porte cède difficilement. À l'intérieur, ça sent le vieux bois, l'humidité. Les fenêtres grincent, le soleil se jette sur les murs blancs. Éblouissement. L'antique buffet est toujours là, lesté par le poids des années.
    Sur les volets, la peinture s'émiette. En tombant, des fragments de mur enterrent des petits bouts d'histoire. Des herbes folles ont grandi entre les jouets abandonnés des enfants.
    Dehors l'atmosphère sans mistral est étouffante. Seul le vieil amandier offre une ombre salvatrice pour écrire en paix autour d'une table de rouille. D'un IPad s'échappent quelques notes de jazz qui s'accouplent aux lectures à haute voix des convives.

    Delphine Bolle


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  • Entrera t’il ? N’entrera t’il pas ? Son job, par piston grâce à un oncle à la fin de ses études. Les femmes, il n’avait jamais osé. Les copains, il n’en avait pas, tout au plus 2 ou 3 collègues de travail, un ou deux cousins…Il ne connaissait ni les entretiens d’embauche, ni les démarches compliquées. Sa vie était réglée comme du papier à musique…

    Alors, partir pour ce périple insensé pour finir ainsi, perdu, et devoir demander conseils à des gens dont on disait que c’était des sauvages, ivres de pastis et fatigués de naissance, ne se réveillant que pour faire la sieste lui était insupportable.

    Insupportable aussi le coin dans lequel il avait atterri. Silence assourdissant de mille bruits inconnus, nature exubérante, indomptée, comme impudique…Il était au bord du malaise tant il se sentait loin de chez lui.

    Il doit livrer ce pli, donc il doit trouver une solution, en bon petit soldat. Donc, il doit demander CQFD. Il pousse le battant du portail entrouvert, les rires fusent, les verres tintent, les assiettes s’entrechoquent. Il ne manquait que ça, arriver en pleines ripailles !

    Et si on lui parlait de  l’OM, ou des caïds marseillais, qu’allait-il dire ? Car, c’est bien connu, ces gens-là ne s’intéressent qu’au foot et à leur mafia locale. Il l’a entendu aux infos.

    Une assemblée joyeuse est attablée dans un jardin qui n’en a que le nom. Nulle jardinière, pas de géraniums, lui ne connaît que les jardins pavillonnaires, c’est un vrai fouillis ! Mais, ces gens ont l’air bienveillants. Des femmes, plein de femmes, jolies, dorées souriantes…Des hommes, débraillés mais l’air sympathique. Il comprit que l’on parlait littérature et qu’ils avaient l’air d’en connaître un rayon. Peut-être des parisiens en vacances ?

    Mais non,  l’accent local et le verbe haut étaient forcément locaux. Il avait du tomber sur les intellos du coin, on ne lui parlerait peut-être pas de l’OM. Il ne se ferait pas lyncher en tant que parigot.

    Mais, laissons là ses angoisses.

    Un homme se leva et lui tendit une main  droite pour le saluer, une gauche tendant un verre de rosé. Tous se levèrent pour l’accueillir et se présentèrent comme si sa présence leur paraissait naturelle. On lui avait dit les sudistes accueillants, mais là, il n’en revenait pas !

    « Moi, c’est Jean Paul, et vous ? D’où venez vous ? »

    « Paul, de Courbevoie, près de Paris, je suis perdu », répondit-il dans un souffle.

    «  Faites donc une place à Paul, il doit être crevé, et affamé aussi. Les filles, qui prépare une assiette ? »

    Eberlué, Paul se trouvait déjà entrain de manger, un deuxième verre à la main. Assis, buvant et mangeant, se faisant tutoyer par des inconnus. Des inconnus, mais visiblement, pas des sauvages ! Leur conversation lui paraissait bien plus riche que celles de ses collègues, à la cantine.

    Lui aurait-on menti ? Les provinciaux seraient-ils civilisés ? La tête lui tournait, les femmes étaient belles, les hommes brillants.

    Au troisième verre, il finit par raconter que, « envoyé spécial » pour une mission ultrasecrète, son métier devait être tenu secret. Il voulait épater. Nul n’avait l’air impressionné. Les conversations reprenaient, 3manifesten », le cinéma, les livres…leur réalité était bien plus riche que leur pauvre fiction.

    Il en aurait pleuré.

    Cinquante ans, fort de ses certitudes, chef comptable, sa vie était sans accrocs, il la croyait parfaite. La solitude ne lui pesait pas, il avait les mots fléchés, les sudokus, la télé.

    Son monde s’écroulait. Son célibat lui parut insupportable, son métier imbécile, son appartement meublé « package » Habitat semblait une coquille sans âme. Nul n’avait l’air très riche dans le groupe, mais la lueur dans leurs yeux, leur évident plaisir à être ensemble étaient autant de claques à son existence.

    Pour sûr, il allait pleurer.

    Mais les gens du sud ont un grand cœur et leurs femmes savent sonder celui des hommes. Une d’entre elles vint se lover  dans ses bras. «  Isa », dit-elle. Elle lui prit la main et chuchota :

    « Tu sais, moi aussi, il y a bien longtemps, je suis arrivée de  Paris et j’ai voulu pleurer en découvrant tout ça. Alors, si tu veux, je vais t’apprendre à nouer les fils de ta vie, te montrer la mer et la montagne, te faire écouter les cigales et pêcher au soleil levant. Nous tisserons une natte de bonheur et connaîtrons l’amour. »

    Là, il se mit à pleurer.

    Et elle le consola. Les autres, discrets, avaient quitté la table. Paul vécu les dix plus belles minutes de son existence. C’était sans compter sur une allergie aux piqures de guêpes. Comment aurait-il pu savoir ? Deux, trois, quatre l’attaquèrent.  Le temps qu’Isa ne revienne avec du vinaigre, Paul s’était éteint. Mais il est mort heureux.

    Le dimanche d’après, les convives, attablés de demandaient  quel GPS leur copain « hacker » allait trafiqué. Quel était le résultat de ses recherches sur un potentiel « nouveau perdu ». Cette fois-ci,  ce serait Martine qui devrait consoler….

    Sophie Vallon

     

     


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  • Pierre Martin regarde l'inconnu qui lui a ouvert le portail. Déjà étonné de sa propre audace, il a frappé chez ''personne''.  Encore engoncé dans son costume gris , il hésite sur la frontière. L'autre lui dit : ''bonjour''.
    Pierre répond machinalement : ''bonjour''.
    Et là, ça se corse. Que va-t-il dire après avoir dit bonjour.
    Les chiffres, ça le connaît. Les ordinateurs aussi et toutes les machines assimilées. Le problème, que faire quand la machine fait défaut? Son gps vient de le lâcher, compromettant sa mission. Le pli à porter 4 allée des cerisiers à Gémenos , près de Marseille''.
    Il regarde l'homme, jovial, au sourire épanoui qui lui dit : ''vous avez besoin de quelque chose?''
    Pierre hésite encore, et puis, la chaleur, le décor, le sourire, l'accueil, les tourterelles qu'il entend pour la première fois. Il ose : ''je cherche'', puis, ''je me suis perdu'', ''je ne suis pas d'ici''.
    L'inconnu lui tend la main : ''moi c'est Jean Paul, mais entrez''.
    Pierre prend la main tendue, sort du no man's land, franchit la ligne et se retrouve en territoire inconnu.
    Il vacille, puis il ouvre les yeux, puis il cligne à cause du soleil.
    Jean Paul accentue son avantage en invitant Pierre à boire un verre. Il est midi et demi,  le soleil se fait insistant.
    - ''Rosé, cidre, coca, ou un jaune peut être?''
    - Pierre interroge : " c'est quoi un jaune ?"
    -  La réponse arrive dans un sourire : ''un casa, un jeannot, un ricard, un pastis quoi? Vous n'êtes vraiment pas d'ici ! Allez, vous allez prendre un petit pastis avec deux glaçons, ça va vous acclimater vite fait?"
    - Il ne lui laisse plus le choix et Pierre se retrouve aussi sec avec un grand verre de pastis étendu d'eau. Il y trempe les lèvres, y revient, y retourne et peu à peu les épaules se relâchent, la physionomie s'apaise.
    - "Il fait chaud chez vous!''
    - ''Tombez donc la veste'' et joignant le geste à la parole, Jean-Paul l'invite à ôter sa gangue de tristesse. Le noeud coulant qui étrangle son cou suit le même chemin.
    Pierre se laisse faire, il ne sait plus trop pourquoi il est là. Il s'ébroue intérieurement. Il prend alors conscience de ce qui l'entoure. Il aperçoit plusieurs personnes décontractées, un verre à la main. Il regarde autour de lui, il reconnait des pins, quelques lauriers, il froisse une feuille dans sa main et la porte à ses narines.  Il se laisse gagner par le chant lancinant des tourterelles. Le chien qui aboyait à son arrivée s'est tu.
    Une femme lui demande : " Vous arrivez d'où ?"
    - "La Garenne Colombe".
    - " Ça existe ça ?"
    - Pierre décontenancé répond "oui!"
    - "Et c'est où ?"
    - " En région parisienne"
    - ''Et c'est pour ça que vous êtes si pâle'', " vous avez bien fait de venir!", " vous n'êtes pas bien gros, prenez donc un morceau de pizza aux anchois, elle est délicieuse, c'est Mado qui l'a faite''
    - Subjugué,  Pierre prend un morceau de pizza. En l'approchant de sa bouche et de ses narines, il se passe quelque chose d'étrange. Il sent l'odeur de l'anchois, celle de la tomate et les aromates qui lui jouent un petit air de Provence.
    Peu à peu, ses narines s'ouvrent, sa peau frémit au contact du vent et du soleil, ses oreilles s'encanaillent en entendant les chants d'oiseaux, le bruissement des insectes en arrière fond.
    Le verre frais dans une main, la pizza dans l'autre, la garrigue qui l'entoure, l'assemblée conviviale, les tuiles qui lui racontent une histoire, le crépi, les volets verts. Une fenêtre s'est ouverte, il a dû dire quelque chose, faire quelque chose, un bourdon vient fredonner à son oreille.
    L'espace s'est déformé, agrandi, coloré.
    Une pensée lui vient soudain : "Quand je vais raconter ça à mes collègues de bureau !''
    La parenthèse se referme, le bruit d'une cloche teinte l'air ambiant, un nuage se retire, le soleil revient, tout est réel.
    Il se pince : "Tout est réel!"

    Antoine


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