• Clichés marseillais #52

    Cours Julien - Bouquinistes

    Clichés marseillais #52Roger n’a pas très envie de se retrouver seul après l’enterrement de Victor.
    – Tu dois voir Stella ?
    Non, Gigi ne doit pas voir Stella, Stella travaille au salon et le samedi c’est la grosse journée. Les vieilles dames de Menpenti défilent, ça tchatche, ça échange les derniers potins, ça raconte des horreurs, aussi ! Les femmes de gendarmes de la caserne Beauvau, de l’autre côté de l’avenue de Toulon, trouvent que Les vieilles, elles pourraient pas venir en semaine ? Elles n’ont que ça à faire ! Mais non, pourquoi est-ce qu’elles viendraient en semaine alors que c’est tellement plus animé le samedi ? Stella, ça la fait rire et de toute façon elle n’aime pas les femmes de gendarmes… Attends, là, on s’éloigne un peu du sujet, donc, on va manger un morceau en ville ? Et je vais te présenter quelqu’un ! OK, c’est parti, les voilà dans le 68.
    – Terminus, combien de tickets ?
    – Trois, répond le receveur.
    Depuis que les anciennes rames ont été remplacées, l’année précédente, ça bringuebale moins, mais Gigi aimait bien les voitures en bois. Enfin, il faut vivre avec son temps…
    Gare de l’Est, sortie sur le marché des Capucins, Roger entraîne son pote vers le cours Julien. Le long du lycée Thiers, les bouquinistes alignent leurs stands bleus. Ils montent jusqu’à la hauteur de la porte des classes prépas. Roger s’arrête devant un stand derrière lequel trône un  type, la cinquantaine, cheveux blonds hirsutes, yeux bleu clair.
    – Gigi, je te présente No, mon oncle. Lui c’est Gigi, il travaille avec moi.
    – Bonjour Monsieur.
    – Tu viens ici pour m’insulter, toi, avec ton Monsieur ? Tu l’as pas entendu, ton collègue ? No, je m’appelle, pas Monsieur ! Pébron !
    Le gars a l’air vraiment énervé, Gigi ne sait plus où se mettre.
    – C’est bon, il rigole ! corrige Roger.
    Il échange quelques nouvelles avec son oncle. Il expliquera plus tard à Gigi que No est le mari de sa tante, la soeur de son père. Après avoir épuisé trente patrons en vingt ans et ne sentant pas d’en supporter un de plus, il s’est pris ce stand. Travailler à l’extérieur, ne rendre de compte à personne, voir du monde à qui sortir des conneries à longueur de journée, ça lui convient à la perfection.
    – Alors c’est toi qui casses du flic ? demande No à Gigi.
    – C’est-à-dire que…
    – Tu peux lui dire, que tu es une brute sanguinaire, je lui ai déjà raconté !
    – D’ailleurs, l’interrompt No, regarde derrière toi, j’ai fait la revue de presse.
    Sur les murs du lycée, à côté de la porte, des coupures de presse sont collées. Gigi reconnaît pour l’essentiel des articles du Canard enchaîné. Les autres rapportent quelques ragots de la politique locale. Et puis il y a l’article de Rouge sur la répression de leur manif du 5 novembre.
    – C’est pas grand-chose, mais les jeunes, en attendant l’ouverture des portes, ça leur arrive de regarder. Et puis j’ai des clients qui connaissent et qui lisent. Tiens, j’en ai un qui est passé tout à l’heure, un minot haut comme deux pommes. Il vient tous les samedis échanger des San Antonio. Eh bè chaque fois, il regarde les articles et on discute. Enfin, c’est surtout lui qui discute parce que quand il démarre tu peux plus en placer une.
    Gigi écoute tout en examinant le stand : polars, livres de poche, histoire, illustrés, BD, disques. Sous le toit est suspendu un foutoir pas possible : poupées, écussons, pipes, porte-clés, cartes postales…
    – Vous vendez un peu de tout, je vois, demande Gigi.
    – Sauf le cul et les fachos ! Le cul, c’est ce qui rapporte le plus, surtout les interdits, les illustrés danois, trucs pourris avec des gamins, des animaux. Il y a des gens ici qui en ont sous les rayons, mais moi je veux pas. Ni les bouquins de militaires style les paras, la Légion étrangère ou la division Charlemagne.
    – On reviendra, tu expliqueras à Gigi, mais là on va y aller, qu’on n’a pas encore mangé, tente Roger.
    – Et moi, tu crois que j’ai mangé ? On va boire le pastis, d’abord.
    Il plonge derrière les livres, sort une bouteille et la tape contre un montant en regardant vers le bas. Dix secondes plus tard, un couple un peu plus âgé arrive en provenance d’un autre stand.
    – Oh Roger, qué fan ?
    – On passe. Je suis avec un collègue. Gigi, voilà Antoine et Mimi. Encore deux piliers de la bouquinisterie ! Regarde Mimi : à force de ramasser des sous, elle a les doigts tout usés !
    – Qu’il est couillon, ce minot !
    Mimi montre sa main droite dont les doigts sont coupés à la première phalange. Elle explique l’accident de voiture en Espagne, la main passée par la fenêtre et posée sur le toit, les tonneaux et les phalanges restées là-bas.
    – Remarque, dit No, que tu aurais mieux fait de liquider leur phalange à eux, aux franquistes !
    – Tu te lasses jamais, hein ? Tu la feras à chaque fois, la blague ?
    – Tant que Franco sera pas mort !
    No a sorti les verres et servi le pastis, sans eau pour lui.
    – Allez, on trinque à la mort de Franco !

    (à suivre)

    À suivre chaque jour sur https://www.facebook.com/jeanpaul.garagnon

    L'intégrale est à retrouver sur ce blog http://brigou.eklablog.com/cliches-marseillais-c31530712


    1 commentaire
  • Clichés marseillais #51

    Victor, 50 ans de luttes

    Clichés marseillais #51Gigi décide de rejoindre à pied le cimetière Saint-Pierre. Les trottoirs du boulevard Baille sont déserts, comme d’habitude. Chaque fois qu’il vient ici et qu’il voit passer un bus 54, il sourit en pensant à l’expression des vieux Marseillais « Tu es bon pour le 54 ! » Autrement dit, le bus qui allait jusqu’à l’asile de fous… Il y a souvent des moments où il fait rire. Quand Claudine lui demande pourquoi il rit tout seul, il lui répond qu’il vient de se raconter une blague qu’il ne connaissait pas… Et parfois c’est vrai !
    Une petite foule patiente sur le parking devant l’entrée principale du cimetière, à côté des fleuristes. Gigi reconnaît certains camarades – ça y est, il a pris l’habitude – qui étaient dans le car de Bruxelles. Certains viennent le saluer. Il aperçoit un groupe en grande discussion, et Roger qui lui fait signe d’approcher. Il se sent moins seul mais comprend vite qu’il y a engambi. Roger lui explique à voix basse que les vieux militants avec qui il est n’ont pas apprécié certains soi-disant hommages envoyés par quelques anciens.
    – En cinquante ans de militantisme, Victor a connu beaucoup de monde. Depuis trois jours, il est arrivé un moulon de témoignages de sympathie. Surtout des gens qui l’ont connu en 1936 et après, quand il est arrivé à Marseille, mais pas seulement. Et tu imagines bien que parmi tous ces gens qu’il a côtoyés, tous n’ont pas suivi le même chemin, et c’est bien normal. Mais ce qui me fout les boules, c’est que parmi eux, il y en a qui se sentent obligés de signaler qu’ils reconnaissent le militant et l’ami « malgré les divergences, ou les désaccords ou les chemins différents… Putain, mais qu’est-ce qu’on s’en fout ! Pourquoi ils se sentent obligés de dire ça ? Tu peux me dire ? Moi, j’ai l’impression qu’il y en a qui se sentent le cul merdeux, je le sens d'ici…
    – C’est vrai que c’est un peu bizarre…
    – Bizarre, tu dis ! C’est lamentable, oui ! Regarde, un copain m’a recopié quelques phrases dans le style : « Je n’ai rien renié de ce que nous avons vécu ces années-là, même si le monde a changé. » Je traduis : j’ai changé, mais c’est la faute au monde qui a changé. Je n’ai plus rien à voir avec celui que j’étais mais je ne renie rien ! »
    – Déjà, on s’en fout un peu, non ?
    – Attends, un autre : « Par la suite, nous avons pu avoir des visions différentes de la lutte politique… » Traduction…
    – Non, celui-là je te le traduis moi : « J’ai changé de bord et je n’avais plus rien à voir avec lui. »
    – Exact. Un dernier parce que je vois que ça commence à rentrer : « Je suis fatigué de cette vie politique dont je ne supporte plus les redites. » Et là, on nous dit « Ça me gonflait donc j’ai tout lâché, et les gens comme Victor ne font que rabâcher les mêmes choses. »
    – Dur !
    – Viens, on avance.
    Ils prennent l’Allée principale, bordée de magnolias et de monuments qui suintent l’argent. Gigi sent bien que les familles les ont voulus impressionnants. Des noms connus : Clot-Bey, Pastré. Il connaît bien l’endroit, il s’y attarde avec Luigi quand ils viennent sur la tombe de la grand-mère. Il sait que juste derrière, on trouve les chapelles des familles Sakakini, Cantini… Même dans la mort, la bourgeoisie marseillaise occupe les meilleures places.
    Roger poursuit son raisonnement :
    – Être fidèle, qu’est-ce que c’est ? C’est d'abord l'être à soi, ne pas essayer de se tromper soi-même. On n'est pas obligé de rester fidèle à ce qu'on a été à un moment donné. Non, on a le droit d'évoluer. Mais pourquoi s’en cacher ?
    – De quoi tu parles ? De qui ?
    – Il y en a, de la génération de Victor, qui pensent être restés « fidèles » – à qui, à quoi ? – en allant au PS alors que Guy Mollet envoyait la troupe en Algérie, d’autres en restant au PC même après le pacte germano-soviétique, l’assassinat de Trotsky, Budapest en 56 et Prague en 68. D’autres encore ont fait carrière dans le syndicalisme en avalant de temps en temps quelques couleuvres. Ou alors ils ont fait carrière tout cours, de beaux parcours professionnels, une petite célébrité. Pourquoi pas ? C’est leur vie. Mais pourquoi une partie s'acharne-t-elle à expliquer qu’ils n’ont pas changé ? Ben si, t'as changé et alors ? On peut rester copains, ou pas, des fois non, faut pas déconner... Mais c'est ton foutu droit ! N'essaie pas de te leurrer ! Ne nous prends pas pour des cons !
    – Ils ne sont pas obligés de faire ça, à quoi ça rime ?
    – Tu sais quoi, Gigi ? Beaucoup pleurent sincèrement Victor, mais en même temps ils pleurent leur jeunesse. Et tout le monde ne regarde pas en arrière avec la même sérénité !

    (à suivre)

    À suivre chaque jour sur https://www.facebook.com/jeanpaul.garagnon

    L'intégrale est à retrouver sur ce blog http://brigou.eklablog.com/cliches-marseillais-c31530712


    1 commentaire
  • Clichés marseillais #50

    Victor, 50 ans de luttes

    Clichés marseillais #50Les semaines paraissent durer un mois. Décembre se traîne et tellement de nouveautés, de bouleversements dans la vie du Gigi ! Dans ses nuits en miettes, il se repasse en boucle le film des dernières semaines. Est-il encore le même que celui qui il y a un mois allait faire sa journée à l’usine, rentrait chez sa sœur, passait une soirée tranquille, dormait paisiblement, jardinait le week-end avec son père ? Celui qui ne connaissait pas les manifestations, les cellules de garde à vue, la politique ? Et celui qui n’était pas encore amoureux de Stella ? Les évènements se bousculent au long de jours qui se traînent comme s’ils craignaient d’arriver à Noël, mais Gigi sait bien qu’il projette sa propre aversion mélancolique de la période des fêtes. Les jours raccourcis à l’extrême, les heures pluvieuses, les sourires de fonction des foules avides d’achats lui donnent le cafard.

    Lors de la réunion de cellule suivante, Robert annonce la mort d’un vieux camarade. Les obsèques ont lieu samedi au cimetière Saint-Pierre. L’ordre du jour est aussi bouleversé que les copains qui l’ont tous connu, à l’exception de Gigi. Robert retrace le parcours de Victor et Gigi découvre la réalité d’un engagement de cinquante ans et ce que ça peut représenter pour les plus jeunes.

    Victor était du siècle, comme on disait à l’époque, il était né en 1900. Difficile à imaginer pour Gigi, il lui semble qu’on parle de la préhistoire ! La guerre l’a épargné en raison de son âge, mais elle l’a transformé. Son père, son oncle, des cousins, des voisins y ont laissé leur peau Il est révolté par cette boucherie. Il a lu les articles de Jaurès dans des journaux et des brochures que son père conservait à la cave. Élève ajusteur à l’École nationale professionnelle de Voiron, il suit l’actualité et se prend de passion pour la Révolution en Russie ; ses héros se nomment Lénine et Trotsky.

    À dix-huit ans, il devient adulte et chef de famille dans son village ardéchois. Il s’engage dans la Marine pour trois ans. En 1919, son bateau arrive en Mer noire pour participer à l’offensive française contre la Révolution russe. Les troupes se mutinent, refusent d’intervenir. Victor en est.

    Autour de la table, Gigi et ses camarades voient se dresser sous leurs yeux les tableaux vivants de l’Histoire avec un grand H. Et l’exposé de Robert, le professeur, ne ressemble en rien à tout ce qu’ils ont pu entendre à l’école ou au lycée. Ils marchent dans les pas de Victor, ils sentent la limaille de fer de l’atelier, elle a l’odeur du sang des parents restés dans la boue des tranchées. Ils ravalent les larmes des survivants, elles ont le goût salé de la Mer noire. Ils touchent les vieux journaux humides, c’est la couche soyeuse de moisissure des cabines du cuirassé Justice qu’ils effleurent des doigts.

    À son retour fin 1921, Victor entre aux Chemins de fer de Paris à Lyon et à la Méditerranée (PLM). Il découvre le syndicalisme et la politique à une époque où la marmite de l’Histoire bout à gros bouillons. Sa formation et son expérience dans la Marine lui valent un poste de Surveillant du Service électrique, un grade d’agent de maîtrise, espèce encore rare au syndicat. On lui confie des responsabilités à la CGT, il entre au tout nouveau Parti communiste formé après le congrès de Tours de décembre 1920. Il considère que les socialistes ont trahi en soutenant la guerre qu’ils qualifient de guerre impérialiste.
    Victor se marie avec Marthe en 1923, une petite fille six mois plus tard. Un rapide, Victor, pense Gigi ! En 1926, il est élu délégué du personnel. Il est délégué le 16 décembre 1934 au Congrès de fusion des cheminots du réseau PLM qui préfigure l’unification générale de tous les syndicats de cheminots l’année suivante.
    En parallèle de son activité syndicale, Victor suit les débats au sein du Parti communiste.  En 1936, après sa mutation à Marseille, il rejoint les trotskystes, exclus du PC et de la SFIO, qui viennent de créer le Parti ouvrier internationaliste. Et la guerre arrive, la Résistance sur laquelle il se montrera toujours discret mais qui lui vaut son arrestation par la Gestapo en novembre 1943. Il passera six mois aux Baumettes. L’après-guerre l’enthousiasme moins, mais Victor participe aux luttes anticoloniales, en soutien aux Indochinois puis aux Algériens. Retraité, il va travailler presque une année dans une usine d’armement montée à Kenitra par la IVe Internationale au profit du FLN. Les années 60 seront plus fastes pour Victor et ses camarades, rejoints dès avant 68 par des vagues de militants exclus du PC à cause, entre autres motifs, de leur soutien trop radical aux Algériens et aux Vietnamiens. Alors que le PC manifeste pour la paix en Algérie et au Vietnam, ces militants se battent pour la victoire du FLN et du FNL.
    C’est à cette époque que Nicole et Robert font la connaissance de Victor qui sera, avec Vlad et Youri, une icône pour les trotskystes marseillais. Et Robert précise bien qu’il ne faudrait surtout pas leur dire ça en face ! Il y a deux jours, Victor est mort, victime d’une crise cardiaque alors qu’il travaillait à la rédaction de ses souvenirs.
    Rendez-vous est pris pour le samedi.

    (à suivre)

    À suivre chaque jour sur https://www.facebook.com/jeanpaul.garagnon

    L'intégrale est à retrouver sur ce blog http://brigou.eklablog.com/cliches-marseillais-c31530712

    Illustration © Institut d'histoire sociale CGT cheminots, 4 C 1/3, / archives.cheminotcgt.fr


    1 commentaire
  • Clichés marseillais #49

    C’est ma première cellule-partie !

    Clichés marseillais #49– Et ton pseudonyme, qu’est-ce que c’est ?
    Stella écoute le récit que Gigi lui fait de la première réunion de cellule à laquelle il vient de participer. Mi-surprise, mi-amusée, mi-effrayée. Mais bougre d’imbécile, ça dépend de la grandeur des moitiés…
    – J’ai pas le droit de te le dire…
    On ajoute un bon tiers d’incrédulité.
    – Moins tu en sais, moins tu pourras en dire sous la torture !
    – …
    – Non, je déconne, là… Le truc, c’est que dans tout ce qui est écrit, on ne met jamais le vrai nom, mais le pseudo. Ça fait que si des fois ça tombe entre des mains malintentionnées, personne ne pourra savoir qui c’est. Pour les numéros de téléphone, chacun a son code, sa façon de les noter. Mais ça je ne peux même pas t’expliquer le principe, qu’y a quelqu’un en train d’écrire tout ce que je te dis…
    – Tu es sûr que tu n’es pas tombé dans une secte ?
    – Roger et Pierre, que tu as vus à Aix, ils semblent une secte ?
    – Pas vraiment, non…
    – Je te raconte ça parce que c’est un peu le folklore, c’est pas le plus important. Il paraît que dans une autre organisation un peu dans le même genre, au début de chaque réunion le responsable lit un petit papier avec le nombre de journaux vendus la semaine précédente dans toute la France, le nombre de personnes nouvelles avec qui ils ont discuté. À la fin, il brûle le papier dans un cendrier devant tout le monde.
    – Oh fatche ! J’aimerais le voir, ça… Mais vous, comment ça se passe ?
    – Déjà j’ai eu l’air un peu couillon quand j’ai vu les copains sortir les cahiers ou les carnets et se mettre à prendre des notes. J’avais rien prévu, moi, Roger m’a passé une feuille et un stylo, j’ai fait semblant de noter en même temps que les autres, en faisant exprès de mal écrire pour que personne ne puisse lire et s’apercevoir que je marquais que des conneries.
    – Fais voir !
    Sur la feuille quadrillée, Stella regarde les gribouillis informes. Gigi doit traduire.
    – Une camarade a fait un exposé sur une brochure qui vient de sortir, « URSS et pays de l’Est : socialisme ou capitalisme ? »
    – Ouille !
    – Non, super bien fait, clair, j’ai presque tout compris, t’as qu’à voir ! En plus ça m’intéresse, elle a parlé de la Tchécoslovaquie et de plein de trucs. Dans la discussion, j’ai noté ce qui m’a fait rire mais j’ai rien dit : j’ai bien vu que ça n’amusait personne. Par exemple : « Le chômage, il existe en URSS ; mais il est masqué parce qu’on oblige les gens à travailler ! »
    – Ah, excellent ! Donc, tout le monde travaille mais il y a du chômage ?
    – Voilà. Le copain a dû mal s’exprimer, mais c’était drôle. Et le même, après il sort « Ça fait longtemps que j’ai cessé d’y croire, mais maintenant je n’y crois plus du tout. »
    – Au moins c’est clair !
    – Et à la fin de son intervention – c’est comme ça que ça s’appelle, quand quelqu’un parle – il a dit « Bon, maintenant j’arrête parce que j’ai fini. »
    – Ah oui, c’est une bonne raison ! En fait, vous vous ennuyez pas dans vos réunions !
    – C’est déjà ça ! Bon, je me moque un peu, mais j’ai quand même appris des trucs et puis on a parlé de ce qui se passe à l’usine. Les copains que je ne connaissais pas ont dit que ça remue pas mal dans le syndicat. La majorité veut me soutenir, c’est les gars de l’Union départementale qui freinent. On a discuté pour voir comment on pouvait faire bouger les choses. On va faire un tract que des gens de l’extérieur viendront distribuer. Et là, trop bonnard ! On parlait de la distribution à la porte et toujours le même copain qui nous sort « Le matin tôt, c’est tôt ; et le soir, il fait noir. » Avec Roger, on s’est estrassés de rire ! Je sens que je vais prendre plein de notes et écrire un bêtisier… Dans cinquante ans, ça vaudra de l’or… ou pas !

    (à suivre)

    À suivre chaque jour sur https://www.facebook.com/jeanpaul.garagnon

    L'intégrale est à retrouver sur ce blog http://brigou.eklablog.com/cliches-marseillais-c31530712


    1 commentaire
  • Clichés marseillais #48

    Saint-Marcel - Traverse de Nazareth

    Clichés marseillais #48Roger a prévenu Gigi quelques jours à l’avance :
    – Mercredi, on a une réunion de cellule. Ça se passera chez moi.
    Et aujourd’hui, nous y voilà. Ils vont boire un demi en face de l’usine pour attendre les autres camarades. Ceux-là ne sont pas connus des responsables syndicaux.

    Pour Roger, les choses s’étaient passées différemment : il travaillait déjà ici avant 68, militant au syndicat et au parti. Puis, comme d’autres, l’écoeurement devant la grève générale abandonnée, les reprises usine par usine en échange d’un accord qui ne correspondait pas au rapport de forces. Le Coup de Prague par là-dessus pendant le congé d’été et c’est la bascule, il commence à ouvrir sa gueule, il discute, il n’est pas forcément d’accord sur tout et tout de suite et là il voit les sourcils se froncer, les échanges à voix basse dans son dos, les informations ne circulent plus, on oublie de le convoquer aux réunions.
    Il se demande ce qui se passe, il comprend assez vite, il se sent comme un pestiféré. Alors il cherche, il lit, rencontre des gens, il apprend. Dans sa tête, il y a comme de minuscules pousses vertes pointant au-dessous de la taille franche d’une branche, se développant insensiblement sans qu’on y prenne garde jusqu’au jour où l’on y regarde de plus près, jusqu’à se dire Tiens, elle n’était pas là avant, celle-là ! Alors on l’observe, on l’encourage, on la regarde grandir et il y en a d’autres qui ont pointé et qui grandissent.
    À la porte de l’usine, des étudiants distribuent de temps en temps des tracts dans lesquels Roger retrouve beaucoup des idées qui ont germé dans sa tête. En fait, personne ne sait s’ils sont étudiants mais les responsables du syndicat entretiennent cette idée des zéléments zextérieurs qui viennent semer leurs mensonges dans les têtes des travailleurs qui regardent l’avenir radieux le menton haut, le regard aussi clair que les idées.
    Ça, c’est pour Roger.

    Les autres, ils sont là pour ça. Roger lui explique aussi, après lui avoir raconté son parcours. Les autres étaient étudiants mais après 68 ils ont voulu aller là où, selon eux, les choses se passaient et là où ils pourraient avoir un rôle à jouer, un grain de sel à ajouter dans le grand tourbillon de l’histoire qui avait commencé à tourner. Entrés à l’usine fin 68, début 69, ils avaient fait leur trou en faisant oublier leurs années d’études. Comme ils étaient intelligents, qu’ils savaient ce qu’ils voulaient et qu’ils se montraient efficaces dans l’action syndicale, on leur avait rapidement confié des responsabilités. Ils avançaient prudemment, sachant que se mettre à découvert les exposerait à une descente en flammes de la part de l’appareil syndical. On ne jugerait pas alors leurs convictions, leur dévouement pour la défense des salariés, mais leur soumission à la ligne. Et là ils savaient qu’ils perdraient. Ils tâchaient donc pour l’heure de relayer du mieux qu’ils le pouvaient les demandes des ouvriers, d’analyser la situation en cherchant de tout les racines. C’était là l’origine de leur qualification de « radicaux », ils ne restaient pas à la surface des choses. Ne pas croire sur parole, douter, critiquer, discuter, se remettre en question. On aurait pu dire qu’ils avançaient masqués. À quoi ils auraient répondu qu’ils devaient faire face à des gens qui masquaient, quoiqu’inconsciemment pour certains, leur incapacité à remettre véritablement en question un système qu’ils condamnaient en paroles.
    Ces camarades-là avaient encore l’oreille de ceux qu’ils qualifiaient entre eux de bureaucrates syndicaux. Ils devaient donc se montrer discrets. Gigi et Roger voient arriver trois ouvriers de l’usine que Gigi ne connaissait qu’en tant que tels. Ceux-là longent le bar sans un regard vers l’intérieur. Gigi n’a rien remarqué de spécial. Quelques minutes après, Roger se lève et les voilà qui s’en vont, ils marchent sur le trottoir de la nationale jusqu’à prendre par des rues qui montent vers la colline, jusqu’à une étroite ruelle, la traverse de Nazareth. Un portail ouvert, une maison modeste entourée d’un jardin, une porte en rez-de-chaussée que pousse Roger, Voilà, c’est chez moi, mes parents habitent au-dessus. À l’intérieur, un salon, une table, des chaises sur lesquelles sont installés une jeune femme et les trois camarades qui sont passés devant le bar voici quelques minutes. Derrière eux, une voiture pénètre dans le jardin, Gigi  se retourne et reconnaît Nicole et Robert qui les avaient raccompagnés à l’usine au retour de Bruxelles.

    (à suivre)

    À suivre chaque jour sur https://www.facebook.com/jeanpaul.garagnon

    L'intégrale est à retrouver sur ce blog http://brigou.eklablog.com/cliches-marseillais-c31530712


    votre commentaire
  • Clichés marseillais #47

    Marseille by night

    Clichés marseillais #47Fin novembre, Marseille connaît un de ces épisodes climatiques qui jalonnent son histoire et surtout la mémoire des Marseillais. Les anciens racontent qu’en février 1956, la fontaine du Palais Longchamp était changée en cascade de glace et que les oliviers avaient gelé dans toute la région.
    Cette année c’est la pluie qui s’abat un après-midi et submerge tout. Durant une douzaine d’heures, des ruisseaux dévalent les rues du centre-ville, convergent vers la Canebière devenue fleuve allant se jeter dans le Vieux-Port qui se confond bientôt avec le quai des Belges. Gigi a le temps de rentrer à Menpenti avant que les rues soient totalement inondées, l’eau atteignant par endroits un mètre de hauteur. Il descend du bus devant le salon de coiffure et s’y engouffre. Les clientes s’émeuvent à la vue de ce beau jeune homme que la traversée de l’avenue a transformé en estrasse dégoulinante.
    Stella abandonne la couleur de Madame Truchi, enfouit Gigi sous des serviettes avant de l’installer sous un casque. Madame Colombani, la mère de la buraliste, trouve un nouveau filon pour ses éternelles rouscailleries.
    – C’est leurs bombes atomiques qui dérèglent tout. C’est pas normal toute cette pluie. Remarque bien que du coup ça nettoiera la bordille que les poubelleurs laissent derrière eux. Ceux-là, ils disent qu’ils font le « fini-parti ». Moi je les vois, au bar, que c’est pendant leurs heures de travail, ils enquillent les jaunes et à dix heures c’est « Je suis fini, je suis parti ! » Gigi demande à Stella de monter le sèche-cheveux pour ne plus entendre.

    Le sommeil a commencé à fuir Gigi peu de temps après la manifestation interdite qui s’était soldée par son arrestation. Il fait des cauchemars, de réveille avec des palpitations, ne peut plus se rendormir et arrive à l’usine complètement escagassé.
    Cette nuit, il est rue des Pistoles, numéro 17, dans le vieux quartier. Tellement étroite… Il accélère le pas dans les courants d’air d’un mistral qui souffle en rafales, il revient sur lui-même, sent une main qui se pose sur sa poitrine, le stoppe net puis peu à peu relâche la pression, lui laisse l’illusion d’une liberté de mouvement retrouvée, alors il fait un pas puis deux et la main est encore là pour le ralentir, ou bien est-ce un corps tout entier qui se colle au sien, entre les jambes duquel il glisse les siennes, pour une danse, un combat ou une union charnelle avec la mort froide qui le pénètre jusqu’à la moelle, se répand dans chacune de ses cellules, liqueur glaciale qui l’enivre, s’empare de lui, alors il fait demi-tour et le souffle de mort l’appelle, sirène mugissante, rafale qui l’aspire et cette fois c’est lui qui la pénètre de toute la tension de son corps qu’il renonce à tenir, abandonné à sa pulsation, plus indomptable qu’un étalon jamais monté, dont les longs muscles noirs frémissent sous la peau fine et douce, qu’un souffle entoure de sa tendre étreinte à laquelle il cède, esclave consentant…
    Gigi est seul, entortillé dans les draps trempés de sueur. Trop tard pour se rendormir. Il s’habille en vitesse et sort. La porte qui claque derrière lui le fait sursauter, comme si le bruit venait d’ailleurs. Couloir, escalier, couloir, porte, trottoir. Rue noire, ordures débordant de conteneurs cabossés. Gigi marche sans véritable but, bientôt aspiré par la pente en direction du port qui concentre chaque nuit la misère, la violence et les âmes perdues.
    Au détour d’une rue, il entend devant lui le claquement de talons rapides. Une ombre émerge de la nuit par intermittence, à chaque passage dans le halo de lumière des réverbères. Dans les quelques secondes de cette illumination, il devine une femme, silhouette noire aussitôt absorbée par l’obscurité. Les détails apparaissent peu à peu, comme les instruments qui entrent un par un dans la musique. Corps longiligne, robe longue, chevelure flottante. Victor se rapproche, suit cette ombre dans ses tours et détours incohérents qui forment comme une spirale dont le centre pourrait être les bars de nuit les plus mal famés du quartier de l’Opéra. C’est bien dans un de ces lieux que la femme s’engouffre sans hésiter, suivie quelques secondes plus tard par Gigi. L’endroit, tout en longueur, est baigné d’une lumière bleue qui accentue le teint blafard des rares clients alignés devant le comptoir. En entrant, il a juste le temps de voir la femme disparaître par un escalier conduisant au sous-sol dont parvient un air de jazz. Gigi descend à sa suite. Une cave voûtée en pierre, quelques banquettes recouvertes de peluche bleue râpée, des ombres avachies autour de quelques tables basses chargées de verres, de bouteilles, de cendriers débordants. La femme est assise sur un tabouret haut devant le petit comptoir. Elle tourne le dos à l’escalier dont Gigi descend les dernières marches. Il se juche sur le tabouret voisin de celui de la femme et cherche son regard dans le miroir qui leur fait face. Victor se retient à la barre courant le long du comptoir. Le visage de la femme n’est qu’une cicatrice, boursoufflements entre des plaques lisses et livides. Un œil est totalement fermé par une paupière creuse. Un trou à la place du nez.
    C’est dans un cri que se réveille à nouveau Gigi.

    (à suivre)

    À suivre chaque jour sur https://www.facebook.com/jeanpaul.garagnon

    L'intégrale est à retrouver sur ce blog http://brigou.eklablog.com/cliches-marseillais-c31530712


    votre commentaire
  • Clichés marseillais #46

    Noël marseillais

    Les jours passent, novembre s’achève dans la grisaille du ciel et des esprits. Gigi attend son procès qui aura lieu en janvier. Roger s’occupe de sa défense, trouve des témoins de moralité. Le nom fait beaucoup rire Stella.
    – Si je leur raconte ce qu’on fait ensemble, ta moralité elle va tomber en chute libre !
    À Saint-Marcel, on a vite fait de trouver des candidats. Une ancienne institutrice de Gigi s’est présentée spontanément chez les parents.
    – Mais comment vous êtes au courant Madame Boyer ? a demandé Madame Baldini.
    – C’est pas bien dur, vous savez ! D’abord, la moitié des gamins du quartier sont passés dans ma classe. Après, toutes les bazarettes s’en donnent à cœur joie sur le marché. En tout cas, vous pouvez compter sur moi !
    Le contremaître de Gigi lui a dit qu’il voulait témoigner.
    – Ça va pas vous faire tort, Monsieur Puissant ?
    – Je m’en cague ! L’année prochaine, je pars à la retraite, je n’ai rien à perdre. Ils me feront pas un deuxième trou du cul ! Je veux faire un truc bien pour toi.
    – Alors merci, merci beaucoup !
    La mère de Stella s’y est collée ; elle a convaincu un cousin curé qui a rencontré Gigi une fois au salon. Enfin, disons ancien curé, parce que lui il s’est défroqué pour marier une fille qu’il avait engrossée, comme disait Madame Bazzali.
    L’avocat était content et se marrait :
    « Une institutrice, un contremaître et un curé : l’école, le travail et l’église, que rêver de mieux ? »

    Noël approche, les jours continuent de raccourcir. Pour Gigi, c’est la pire période de l’année. Passé le 21 ou 22 décembre, même si c’est l’hiver, les jours commencent à rallonger et il se dit qu’on va vers l’été. Après, c’est l’été jusqu’au 21 septembre, c’est bon. Mais l’automne… Et Noël, les préparatifs, les achats, la famille… Ça le déprime. Quand il descend à la Bourse après le travail, il évite les rues de Rome et Saint-Ferréol bourrées de gens encombrés de paquets.
    Le meilleur souvenir que Gigi garde de Noël, c’est quand son père les emmenait en ville, sa sœur et lui, quand ils étaient minots, faire les dernières courses. Pour l’occasion, ils prenaient le train jusqu’à Saint-Charles. Il suffisait ensuite de descendre le grand escalier, d’entendre à chaque fois le père raconter qu’une voiture les avait un jour empruntés, de se laisser tirer le portrait par un photographe de rue et ils avaient la Canebière à portée de vue. Ils approchaient du saint des saints, car pour les Marseillais, la ville se réduit à un quadrilatère délimité par la Canebière, la rue Paradis, la Préfecture et le cours Lieutaud. Au-delà, on passe dans les contrées limitrophes dénommées « les quartiers ».
    Ils étaient donc « en ville », là où dans un rayon d’une centaine de mètres, les Marseillais trouvent tout ce qu’il faut pour un bon Réveillon : Toinou, Dromel et Michel. Toinou pour les huîtres et les moules, Dromel pour les fondants, chocolats, pâtes de fruits et marrons glacés, Michel pour la pompe. Bien sûr, il fallait s’y rendre au dernier moment, c’est-à-dire le matin du 24 décembre, pour que tout soit le plus frais possible. Et bien sûr, il y avait la queue partout. Et c’était ça le mieux ! Faire la queue dans les odeurs d’iode, de sucreries et de fleur d’oranger ! Pas de vrai Noël sans queue !
    Aujourd’hui, Gigi se demande si un jour lui aussi emmènera ses enfants faire les courses de Noël en ville.

    (à suivre)

    À suivre chaque jour sur https://www.facebook.com/jeanpaul.garagnon

    L'intégrale est à retrouver sur ce blog http://brigou.eklablog.com/cliches-marseillais-c31530712


    votre commentaire
  • Clichés marseillais #45

    Une soirée à Aix

    Le samedi suivant, Gigi et Stella montent à Aix avec Roger.
    – Les copains étudiants font une fête, ça va être super ! leur a-t-il dit.
    Ils s’esquichent dans l’Ami 6 bleue de la mère de Stella, avec deux copines de Roger et en route pour le Grand Nord !
    Pour Gigi et Stella, Aix est la ville bourgeoise, l’ennemie historique de Marseille la populaire. Ils n’y mettent jamais les pieds. Il a fallu toute la force de persuasion de Roger pour les décider. Faut dire que ce n’est pas ce dont il manque le plus !
    La fête se passe dans une petite maison derrière la Faculté des Lettres. Les locataires ne sont plus étudiants depuis un moment, mais ils sont toujours prêts à héberger les soirées des camarades plus jeunes. Gigi et Stella découvrent une nouvelle forme d’amitié. Je ne te connais pas, mais tu es un camarade ? Alors tu peux me demander ce que tu veux et si je peux je te le donne ou je le fais pour toi. Les gens sont assis par terre, la musique est forte, ça boit, ça fume, ça discute, c’est un peu étourdissant pour les deux Marseillais. Gigi est content d’avoir apporté une bouteille de Janot, c’est la seule sur le buffet ! Stella ouvre de grands yeux, elle regarde passer de main en main une drôle de cigarette dont elle se doute qu’elle ne contient pas que du tabac. Elle tire une bouffée et la passe à Roger.
    – Non, merci ! et il la passe à la suite.
    – Tu n’aimes pas, demande Stella ?
    – Je ne me pose pas la question. En fait, dans l’organisation, on n’a pas le droit de fumer ça, dit Roger.
    – Ah bon ? Mais pourquoi ? demande Stella.
    – C’est illégal. On n’a pas envie d’avoir des ennuis avec la police pour ça. C’est déjà arrivé qu’ils fassent chanter des militants : Soit tu nous refiles quelques tuyaux sur vos activités, soit on te fait plonger un max ! Alors on évite.
    Gigi a écouté la conversation et hésite. Est-ce qu’ils sont coincés ou rigoureux ? Pour l’instant, il se dit que c’est peut-être une preuve de sérieux.
    Roger a rapidement fait signe à un camarade et le fait asseoir près d’eux.
    – Pierre, tu as vu Gigi à Bruxelles, et voilà Stella, sa copine.
    – Je me souviens. Tu as fait plaisir à Vlad en écoutant ses histoires. On les connaît tellement qu’il est tout content de trouver un nouveau public. Et toi, raconte, qu’est-ce que tu fais de beau à Marseille ? demande-t-il en relevant la mèche brune qui lui tombe sur les yeux.
    Stella raconte le salon, le quartier, Gigi raconte l’usine. Pierre écoute puis se lève pour se joindre à un autre groupe, Roger raconte à son tour comment Pierre s’est engagé dans la politique.
    – À ma connaissance, c’est celui qui a adhéré le plus jeune. Je crois qu’il avait douze ou treize ans quand il a adhéré aux JC puis très vite à la JCR. C’était à Nice, plusieurs années avant 68, ils n’étaient pas nombreux. C’est la solidarité avec le Vietnam qui l’a fait bouger. Ce type a tout pour lui : il connaît une masse de choses, il réfléchit à mille à l’heure, il écoute les autres, c’est un bon organisateur et un super orateur. En plus, ce qui ne gâche rien, il est hyper sympa, partant pour toutes les déconnades, et il a une belle gueule. Stella approuve.
    Au bout d’un moment, Gigi et Stella commencent à trouver le temps long, d’autant que l’atmosphère est de plus en plus enfumée et les bouteilles de plus en plus vides. La semaine de travail se fait sentir. C’est au moment où ils décident Roger à partir que Pierre surfit pour leur dire que non, pas question de rentrer, vous venez avec nous, on va voir des copines à la Cité U. Ils auront une première leçon de sa force de conviction : impossible de dire non à Pierre ! Roger laisse les deux copines montées de Marseille avec eux, elles ont fait affaire et passeront la nuit à Aix. Et les voilà repartis dans l’Ami 6, derrière une 4L qui emporte le reste du groupe. Pierre remue dans tous les sens comme s’il voulait faire basculer la voiture et crie dans le dos de Stella :
    – Vas-y, accélère, on va les doubler !
    À la Cité universitaire, ils réveillent les copines qui résident là. Il y a Henriette, Annie, tout le monde s’entasse dans une chambre puis dans l’autre, ça court dans les couloirs, ça crie. Quelqu’un met un disque. Stella et Gigi se marrent :
    – « Comme à la radio », c’est notre chanson fétiche !
    – C’est dingue ! hurle Pierre. Ils me plaisent, tiens, ces deux-là.

    (à suivre)

    À suivre chaque jour sur https://www.facebook.com/jeanpaul.garagnon

    L'intégrale est à retrouver sur ce blog http://brigou.eklablog.com/cliches-marseillais-c31530712


    votre commentaire
  • Clichés marseillais #44

    Dugommier - Louise Michel

    Clichés marseillais #44– Alors ça y est, ils t’ont mis le grappin dessus ? Ils n’ont pas traîné, dis donc !
    Ber tapote en rythme son stylo contre le bureau, Gigi comprend qu’il apprécie moyennement son intégration à l’organisation. Il se doute que son ami est déçu, il ne sait pas trop comment lui expliquer le truc. Ils se regardent un moment en silence, ça pourrait basculer d’un côté ou de l’autre. Et puis, à mieux y regarder, Gigi comprend que Ber n’est pas vraiment fâché. Il y a une espèce d’ombre de sourire sur sa tronche d’ours mal léché, que le soleil ne parvient pas à franchement dessiner, sans que les nuages ne l’avalent.
    – Sur l’usine, c’est eux qui se bougent, tu sais bien… On ne peut pas tout miser sur les discussions avec les patrons ou la Préfecture. Tout le monde nous balade, dans cette affaire. Et on sait comment ça finira, ils vireront des centaines de gars ! Les autres n’ont fait que me menacer après la manif et mon inculpation, et ça m’a bien filé les boules. Je ne peux pas leur faire confiance.
    – Si je peux comprendre ça, tu peux comprendre aussi qu’on n’adhère pas à une organisation comme celle-là juste parce que ses militants te défendent mieux au boulot ! C’est pas que du syndicalisme, là, c’est de la politique !
    – Justement, j’ai entendu des tas de discours à Bruxelles, d’accord j’ai pas tout compris, je n’ai ni ta formation ni ta culture, mais sur l’URSS, au fond c’est ça que je pense depuis pas mal de temps. Le coup des chars russes à Prague en 68, ça m’est resté drôlement en travers de la gorge !
    – Je sais, Gigi, on en a déjà discuté. Je ne suis pas en train de te dire que tu es un toti qui s’est laissé rouler dans la farine. Ce serait te manquer de respect. Je veux juste m’assurer que tu sais ce que tu fais et que tu ne le regretteras pas demain.
    – Ce que je risquerais de regretter, c’est de ne pas saisir l’occasion de faire quelque chose que je trouve important, à mon petit niveau, c’est sûr, mais il faut bien que chacun fasse ce qu’il peut faire, non ? Pourquoi tu penses que Miguel m’a envoyé te voir ? Il avait bien vu que ça me travaillait !
    – Sur l’engagement, je te suis à cent pour cent ! J’espère seulement que tu continueras à garder les yeux ouverts et à t’intéresser à tout comme tu le fais en ce moment.
    – C’est bien mon intention, t’en fais pas !
    – Dans la vie, tu vois, et là je vais te chanter mon couplet vieux con, il y a beaucoup de gens qui abandonnent leurs convictions, par fatigue, par désillusion ou parce que la vie leur apporte autre chose… Je ne parle pas de ceux qui se font acheter avec une promotion, un joli mariage, c’est autre chose. Il y en a d’autres qui changent tout en tâchant de se persuader qu’ils restent fidèles à ce qu’ils étaient ; ceux-là parlent de pragmatisme.
    – C’est-à-dire ?
    – On va dire que ça consiste à regarder d’abord le possible, la possibilité d’agir sur la réalité. Par exemple, on connaît tous les deux des syndicalistes qui refusent de se battre sur certaines revendications en disant Mais le patron n’acceptera jamais ! Alors que d’autres partent de ce qui est nécessaire pour les gens, même si au départ ça semble impossible, le reste étant une question de rapport de forces et de négociation.
    – Je vois le genre.
    – Si tu as une demi-heure, je vais te montrer quelque chose.
    – Allez, c’est bon.
    Ber ferme le bureau et les voilà qui sortent de la Bourse. Ils descendent Garibaldi, traversent la Canebière et prennent Dugommier. Pas loin sur la gauche, après un cinéma qui passe surtout des westerns à la noix, Ber s’arrête devant un hôtel minable et montre une plaque apposée sur la façade. Ici est décédée le 9 janvier 1905 Louise Michel, héroïne de la Commune.
    – Louise Michel, ça te parle ?
    – Roger a une tante qui s’appelle comme ça, à Saint-Marcel, mais ça doit pas être la même…
    – Tè, ça c’est pas mal ! Mais non, tu as raison, c’est pas la même. Celle-là, elle a été, comme dit la plaque, une héroïne de la Commune de Paris, en 1871.
    – Ça, je connais.
    – La Louise, elle n’a pas fait partie des 20 ou 30 000 communards exécutés par ordre d’Adolphe Thiers, le sinistre Marseillais au prénom prédestiné. Elle a été déportée en Nouvelle-Calédonie, elle en revient en 1880 et jusqu’à sa mort elle défendra ses idées, l’antimilitarisme, l’anarchisme, contre la misère, pour les ouvriers, contre la peine de mort… Rien ne l’a fait céder et pourtant ils ont tout essayé ! On pourra en reparler, mais là, ce que je veux te dire, c’est qu’on n’est pas tous des héros, loin de là ! Seulement, de temps en temps, c’est pas mal de penser à des gens comme elle !

    (à suivre)

    À suivre chaque jour sur https://www.facebook.com/jeanpaul.garagnon

    L'intégrale est à retrouver sur ce blog http://brigou.eklablog.com/cliches-marseillais-c31530712


    votre commentaire
  • Clichés marseillais #43

    Une histoire de plume d'aigle

    Intégré ! Voilà autre chose… Avec Roger, Gigi hésite parfois à poser des questions. D’un côté, il y a des choses qu’il ne comprend pas et qu’il aimerait comprendre ; d’un autre côté, pas très éloigné, il craint de boquer et de passer pour un ensuqué. Il attend un peu pour voir si ça va s’éclairer, et ça arrive de temps en temps. « Motion », par exemple, il n’avait pas compris, au début. Il avait cru que c’était un peu pareil qu’une potion, style potion magique dans Asterix, mais pas magique, bien sûr, que les camarades de Roger préparaient pour lui. Un truc dégueulasse à boire, genre rite initiatique, comme les petits Indiens – d’Amérique, les autres il connaît moins – qui doivent aller chercher une plume d’aigle pour devenir des hommes. Il n’avait rien dit, il ne voulait pas faire sa chochotte (à l’époque, on pouvait encore dire des trucs comme ça, mais Gigi comprendrait vite qu’il valait mieux arrêter s’il ne voulait pas se mettre à dos les camarades femmes de l’orga. – c’est comme ça qu’on appelait l’organisation –, plus communément appelées « les copines »). Donc, il s’était fait le canard et avait fini par capter que la motion, c’était une déclaration, un truc qu’on écrit puis qu’on envoie à quelqu’un. Et d’autres fois les choses restaient obscures, comme cette histoire d’état ouvrier dégénéré, à propos de quoi il se demanderait longtemps comment ces ouvriers dégénérés avaient pu se retrouver dans un tel état ! Alors Gigi se disait que ça ferait comme quand son grand-père Luigi était arrivé d’Italie : il avait appris le français sur le tas, en écoutant et en se creusant les méninges. Il voulait surtout pas se prendre le teston…
    Pour intégré, comme ils viennent de parler d’adhésions, il se dit que c’estt kif-kif bourrique.
    – Ben non, tu m’avais pas dit que j’étais intégré.
    Dit comme ça, même si c’est autre chose, ça passe !
    – Alors c’est que j’ai oublié. Mais c’était obligé, sinon tu aurais pas pu venir à Bruxelles. On a fait une intégration express !
    – Pour de bon ?
    – Non, ça n’existe pas, disons qu’on a fait Pâques avant les Rameaux ! s’esclaffe Roger. Tu connais l’expression ?
    – Eh sûrement, que je connais. Tu me prends pour un niais ou quoi ? Mais dis-moi, ton intégration, là, ça consiste en quoi ?
    – T’emballe pas ! Pour l’instant, tu es stagiaire, ça veut dire que tu participes à tout mais que tu peux pas voter. Dans six mois, on verra si on te titularise. Et il faudra que ça soit validé par la Direction de ville. Là, tu pourras voter. Mais si ça se fait pas dans les dix-huit mois, tu seras exclu…
    – Sympa !
    – Mais ça n’arrive jamais, t’inquiète ! Enfin, c’est rare… Pour le moment, tu vas venir à la prochaine réunion de cellule. Y aura les copains de l’usine, une copine qui travaille aux pâtes, Nicole et Robert que tu connais déjà et des étudiants parce qu’on sait plus où les mettre !

    (à suivre)

    À suivre chaque jour sur https://www.facebook.com/jeanpaul.garagnon

    L'intégrale est à retrouver sur ce blog http://brigou.eklablog.com/cliches-marseillais-c31530712


    votre commentaire
  • Clichés marseillais #42

    Rue Sainte - Librairie Lire, suite

    Clichés marseillais #42Ils sont finalement une bonne quinzaine dans l’arrière-salle de la librairie. Il y a deux autres ouvriers de l’usine que Gigi ne savait pas encore faire partie des amis de Roger. Mais il ne faut plus dire les amis de Roger, comme le lui dit Roger, mais les camarades de l’organisation.
    – L’organisation de Roger, c’est bon, j’ai compris !
    – Mais non, tronche d’esque, l’organisation tout court !
    – Eh ça va, tu vois pas que je te fais marroner, et toi tu pites comme un mort-de-faim ?
    Les autres viennent de la réparation navale, des PTT et de deux ou trois petites boîtes. Il y a aussi un cheminot et une infirmière, c’est la seule femme du groupe. Ber est venu avec deux types du bâtiment et un banquier, enfin, banquier, disons un employé de banque ! L’affaire est rondement menée, ceux de l’usine ont préparé ce qu’ils appellent une motion, ils discutent une petite heure pour changer trois mots et deux virgules, tout le monde donne son accord, elle sera envoyée aux unions départementales de tous les syndicats et à la presse. On se quitte après avoir échangé des numéros de téléphone.
    Pendant que Roger voit les détails avec ses camarades les plus proches, Gigi traîne entre les rayons de la librairie qui a fermé ses portes. Le libraire a éteint une partie des lumières, l’ambiance est devenue intime. Gigi fait le tour en regardant les livres sur les tables puis il est attiré par le bruit d’une discussion provenant d’une autre salle encore plus petite, tout au fond, en fait un grand placard, où quelques jeunes, assis sur des cartons, sont engagés dans une discussion acharnée. Ça amuse Gigi de voir ces gamins – ils ont en fait un an ou deux de moins que lui, mais leur allure, leurs cheveux jusqu’aux épaules, les fait paraître plus jeunes – s’engatser comme ça. Il comprend qu’ils discutent pour savoir s’ils vont accepter l’adhésion d’un nouveau lycéen à leur organisation. Gigi pensait qu’ils cherchaient à recruter le plus de monde possible, mais apparemment ça n’est pas le cas, et l’adhésion en question ne va pas de soi. On reproche au gars – qui n’est pas là – ses liens avec « la social-démocratie » – en l’occurrence sa proximité avec son père qui est conseiller municipal socialiste. Tout en feuilletant vaguement un Précis historique et théorique du marxisme-léninisme qui lui semble pas mal fait du tout, il espinche du coin de l’oeil les jeunes qui sont maintenant passés au vote. Des petits papiers circulent et sont remplis avant d’être jetés dans un casque puis dépouillés. Le résultat est net, l’adhésion est refusée. Ce sera pour une prochaine fois…
    En quittant les lieux, après avoir salué Espana, Gigi raconte la scène à laquelle il vient d’assister.
    – Dis-donc, ils n’ont pas l’air tendres, les jeunes ?
    – Ah, eux ? C’est notre cellule lycéenne. Tu sais, en ce moment il y a beaucoup de jeunes qui veulent adhérer, alors ils sont obligés d’être un peu sélectifs.
    – Et moi, si je voulais adhérer, ça se passerait comme ça ?
    – Mais tu es déjà intégré, toi ! Je te l’avais pas dit ?

    (à suivre)

    À suivre chaque jour sur https://www.facebook.com/jeanpaul.garagnon

    L'intégrale est à retrouver sur ce blog http://brigou.eklablog.com/cliches-marseillais-c31530712


    votre commentaire
  • Clichés marseillais #41

    Rue Sainte - Librairie Lire

    Clichés marseillais #41La réunion doit se tenir à la librairie Lire, rue Sainte, à un jet de pierre de O’Stop. Gigi ne connaît pas l’endroit, la seule librairie où il lui arrive de mettre les pieds, c’est chez Flammarion, sur la Canebière. Rien à voir avec cette boutique où l’on trouve plus facilement les oeuvres de Lénine que de Marcel Proust… Et ce n’est pas une image ! Des dizaines de volumes reliés, jaquette verte, prennent deux étagères. Ça doit en imposer, dans une bibliothèque !
    Les deux collègues sont en avance, Roger en profite pour présenter le libraire à Gigi. Jean Espana n’est pas grand et ce qui saute aux yeux c’est son imposante moustache et ses yeux pleins de vie qui pénètrent Gigi. Il sent comme une voix lui dire en silence Je t’ai reconnu ! La poignée de main est ferme. Il retourne à sa caisse et laisse ses deux visiteurs aller s’installer dans l’arrière-salle encore déserte.
    – Ce type est une figure à Marseille. Il a été exclu il y a trois ans du Parti communiste qui ne supportait plus sa liberté de parole. Son tort, c’est peut-être d’avoir été un peu trop naïf : en 1956, il a cru que Krouchtchev allait changer les choses en URSS et que les PC allaient devenir plus ouverts et plus démocratiques. Mais tu parles ! Macache ! À peine quelques mois plus tard, les Russes ont envahi la Hongrie où justement le PC au pouvoir menait une vraie politique d’ouverture. Tu te rappelles, la première fois qu’on a parlé, je t’avais raconté qu’en 68 à l’usine, le Gros avait traité les étudiants de fascistes ? Il leur avait jeté à la gueule qu’ils ne valaient pas mieux que Horthy, un fasciste hongrois qui avait soutenu Hitler ! Espana, c’est ce genre de choses qu’il ne supportait pas. D’abord, ils l’ont viré du Mouvement de la Paix, dont il était Président puis ils l’ont viré de son boulot de permanent. Il s’est retrouvé le bec dans l’eau. C’est là qu’avec quelques militants dans son genre, ils ont décidé de monter la librairie. Et depuis un an, on trouve tous les bouquins qu’on ne trouvait pas à la librairie du PC, rue Saint-Bazile. Et Jean accueille tous ceux qui ne trouvent pas de salle pour se réunir. C’est devenu le quartier général de la gauche contestataire marseillaise.
    – Et ça marche ?
    – Pour l’instant, ça a l’air de marcher. Bon, il y a bien eu un plasticage et un début d’incendie, mais il en faut plus pour effrayer le bonhomme. Il a été dans l’armée, dans la Résistance, il a même été lieutenant chez les CRS !
    – Un flic ?
    – Ça n’avait rien à voir. Après la guerre, des tas de résistants ont intégré les CRS. Les communistes y avaient pas mal d’influence. Mais ça duré quoi, deux ou trois ans et puis De Gaulle les a virés. Aucun rapport avec nos CRS d’aujourd’hui !
    Gigi trouve quand même ça bizarre. Il regarde le libraire à sa caisse sous un jour nouveau… La porte s’ouvre et un courant d’air froid s’engouffre dans la boutique en même temps qu’une dizaine de gaillards qui semblent bien agités.
    – Ah, voilà les camarades qui arrivent, on va s’occuper de toi, dit Roger.

    (à suivre)

    À suivre chaque jour sur https://www.facebook.com/jeanpaul.garagnon

    L'intégrale est à retrouver sur ce blog http://brigou.eklablog.com/cliches-marseillais-c31530712


    votre commentaire
  • Clichés marseillais #40

    The red mole

    Clichés marseillais #40Le car en provenance de Bruxelles arrive à Marseille à six heures le lundi matin. Gigi et Roger profitent de la voiture de deux camarades qui rentrent chez eux, à Aubagne. Roger les présente comme Nicole et Robert, des camarades enseignants. Gigi ne tardera pas à les revoir lors de réunions au cours desquels le couple fait des exposés sur un peu tous les sujets, de l’économie à la sexualité, en passant par la situation en Bolivie. Ce sont des vieux, ils ont au moins vingt-cinq ans ! Ils les déposent devant l’usine. À sept heures Gigi et Roger reprennent le boulot. Gigi n’en peut plus, il navigue au radar. Le contremaître, qui l’a à la bonne, s’en aperçoit et l’envoie faire du rangement dans une réserve. Gigi pousse des caisses contre la porte et s’allonge sur une étagère. À midi, c’est Roger, prévenu par le contremaître, qui vient le tirer de sa réserve. Il n’a pas beaucoup de temps, il veut informer son collègue que la réunion avec les représentants des sections syndicales qui le soutiennent aura lieu le lendemain soir en ville. Ils descendront ensemble.

    Gigi sort à cinq heures et s’endort dans le bus. Heureusement, un type de l’usine qui a l’habitude de le voir descendre toujours au même arrêt le réveille à temps. Notre pauvre Gigi se traîne jusque chez Claudine où Stella l’attend. Son dépit de l’avoir vu partir tout le week-end à dache n’est pas totalement compensé par les cadeaux et les souvenirs qu’il rapporte : deux jolies brochures rouges titrées Éléments de théorie économique marxiste pour l’une et pour l’autre De la bureaucratie, ainsi qu’un badge avec faucille, marteau et un chiffre 4 par-dessus et pour finir un t-shirt représentant une taupe au poing levé. Le t-shirt lui servira longtemps de pyjama lorsqu’elle viendra dormir avec Gigi. Elle le voit sombrer dans le sommeil sur son verre de Janot, son cas est désespéré ! Il n’a pas la force d’écrire une ligne supplémentaire.

    (à suivre)

    À suivre chaque jour sur https://www.facebook.com/jeanpaul.garagnon

    L'intégrale est à retrouver sur ce blog http://brigou.eklablog.com/cliches-marseillais-c31530712


    votre commentaire
  • Clichés marseillais #39

    La robe française

    Clichés marseillais #39Dans le car qui le ramène de Bruxelles, Gigi découvre un nouveau monde. Ils sont une soixantaine complètement surexcités par les heures qu’ils viennent de passer, entourés de milliers de jeunes, pour la plupart mais pas que, qui partagent les mêmes références, les mêmes valeurs, les mêmes tics. Ils placent le mot « camarade » dans chaque phrase, en commencent une sur deux par « effectivement » et citent Lénine et Trotsky à tout bout de champ. Et surtout, ils partagent l’idée que la Révolution est pour demain, qu’on n’a pas de temps à perdre dans des études, dans l’écoute des musiques dont les autres jeunes font leur miel ou dans la construction d’une famille. Elle est là, elle nous mord la nuque, disent-ils, et tout leur temps y passe.
    Pour Gigi, cela a quelque chose d’effrayant mais aussi d’enthousiasmant.
    Avant de sombrer de fatigue – il faut dire qu’ils ont dormi sous un chapiteau, sur un plancher de bois, dans un froid humide que les espèces de chauffages-réacteurs installés au milieu de la nuit n’ont pas réussi à dissiper – avant de se laisser happer par le sommeil comme une esque demi-dure par une girelle affamée, les militants – et quelques militantes, mais ça c’est une autre histoire – s’époumonent sur les couplets de la Jeune garde, la Varsovienne, Bandiera rossa et Le Grand métingue du Métropolitain, celle-là c’est la préférée de Gigi. Mais il n’en peut plus, après sa semaine de travail, une nuit de bus, une nuit sur des planches, il n’a plus qu’une envie, s’affaler dans un coin et dormir ! L’avant du bus est plus calme, tout le monde chante au fond, assis, debout, on s’en fout ! Il s’installe derrière deux vieux qui parlent dans une langue qu’il ne reconnaît pas. Au bout d’un moment, Roger vient le rejoindre et le présente : Youri et Vlad sont deux anciens membres du Parti bolchevik, ils ont fait partie de l’Opposition de gauche autour de Trotsky entre 1924 et 1934, date à laquelle ils ont réussi à quitter l’URSS pour éviter d’être liquidés par le régime stalinien, comme des millions d’autres. Ils avaient émigré en France et avaient travaillé tous les deux dans l’imprimerie parisienne. En 1938, ils avaient rejoint la IVe Internationale et lui étaient restés fidèles au fil des années, des débats de tendances et des scissions. Ils s’étaient installés à Marseille depuis leur retraite parce que Vlad y avait sa fille et ses petits-enfants. Youri avait suivi parce qu’il n’avait que Vlad et le parti dans sa vie. Gigi sentait que Roger était à la fois fier et ému de raconter leur histoire et les autres souriaient de le voir ému.
    – Vlad connaît des milliers d’anecdotes, c’est une mine ! Un jour, dans un stage de formation, il en a raconté presque toute la nuit. C’était l’été, il faisait nuit, on était étendus dans l’herbe et Vlad parlait, avec les grillons en arrière-fond. C’était magique ! Vlad, tu veux pas raconter quelque chose pour Gigi ?
    – Mais qu’est-ce que tu veux que je raconte, camarade ?
    – Ce que tu veux, ce qui te vient !
    – Bon, alors je vais te raconter l’histoire des robes. Tu t’en souviens, Youri ?
    - Les robes, quelles robes ?
    - Mais si, tu sais bien, les robes françaises !
    Mais Vladimir, il connaît tellement d’histoires, d’anecdotes ou de rumeurs de toute sorte, il en raconte tellement en buvant des petits verres de vodka qu’il ne sait plus du tout à qui il a raconté quoi.
    – Non, Vlad, je ne me souviens plus de cette histoire de robes françaises.
    - Tu vas voir, ça va te revenir. C’était en 1933 ou 34, un peu avant qu’on parte. Staline avait fait massacrer tellement de paysans en les traitant de koulaks qu’il n’y avait plus rien à bouffer. Dans les campagnes, les types enterraient les récoltes et laissaient crever leurs bêtes pour ne pas les donner à l’État. Bon, tout le monde a connu ça. Il fallait trouver des trucs pour distraire le peuple, lui faire oublier sa faim. Alors quelqu’un, quelque part dans un bureau, a eu une idée. Les gens n’avaient plus rien à se mettre sur le dos non plus, tout allait à l’industrie lourde, on avait complètement oublié l’habillement. Tu te souviens qu’à cette époque, tu marchais dans Moscou, tu ne voyais que du gris et du marron, et peut-être que le gris était du marron qui avait passé et le marron du gris qui était sale. Tu avais l’impression que certaines femmes étaient habillées avec des sacs de patates et parfois c’était vrai. Quand il arrivait des robes dans les magasins, les femmes avaient envie de se pendre avec tellement elles étaient moches. Donc, voilà mon gars, dans son bureau, on va l’appeler Igor, donc voilà Igor qui se dit qu’il tient l’idée du siècle. Il va voir un sous-secrétaire de l’adjoint au vice-ministre de l’Industrie ou un truc du genre, lui explique son plan et réussit à se faire établir un ordre de mission pour Paris. Igor part dès que le passeport et le visa sont prêts et que les fonds sont débloqués, c’est-à-dire quatre mois plus tard. Notre homme arrive en France après trois jours de train, il débarque un matin à la Gare de l’Est, met sa valise à la consigne et sort. Il marche dans le quartier, arrive à un passage couvert et trouve une série de boutiques de fringues. Il remonte le passage en examinant les vitrines d’un côté, redescends en regardant de l’autre côté, puis il se décide. Il entre dans un magasin où les robes exposées sont en rapport avec le maigre budget qu’on lui a alloué. Il regarde, touche, soupèse puis choisit une robe : tissu à fleurs, pinces à la taille, col rond et manches resserrées aux poignets, le truc classique qui descend à mi-mollet, correct, rien à dire. On lui fait un paquet, il paye, sort du magasin, parcourt le passage, gagne le boulevard et retourne à la gare. Il retire sa valise de la consigne, y glisse le paquet, consulte le tableau des départs. Son train part dans la soirée. Il ressort de la gare, s’installe dans un Café Bois et charbon comme il en existait à l’époque, commande un steak-frites et un demi de rouge puis une portion de camembert. Quand l’heure de son train approche, il retourne à la gare et va s’installer dans un compartiment fumeurs de 2e classe. Bon, je passe sur les détails, Igor rentre à Moscou, convoque le directeur de l’unité Textile 42, lui montre la robe, lui explique que c’est le dernier modèle à la mode à Paris et lui ordonne de fabriquer un million de pièces dans toutes les tailles possibles. Le directeur ne moufte pas, il part avec la robe. Il fait fabriquer le tissu puis les robes. Huit mois plus tard, toutes les vitrines de la Grande Russie regorgent de la fameuse robe dite française. Au début c’est la ruée, mais après quelques jours, quand on a commencé à ne plus voir que ça dans les rues, plus aucune femme n’a voulu en acheter. Il doit encore en rester dans des entrepôts quelque part.
    Vladimir s’est tu, il a sorti une fiasque en métal de sa poche, a pris une gorgée, a fait tourner. Gigi a bu un peu de vodka et a remercié. Il a mis les yeux humides de Vlad sur le compte de la vodka.

    (à suivre)

    À suivre chaque jour sur https://www.facebook.com/jeanpaul.garagnon

    L'intégrale est à retrouver sur ce blog http://brigou.eklablog.com/cliches-marseillais-c31530712


    votre commentaire
  • Clichés marseillais #38

    Bruxelles - Europe rouge

    Clichés marseillais #38Un énorme amphithéâtre. 3 500 garçons et filles venant de toute l’Europe, des langues et des accents que Gigi ne connaît pas, ah si, là, il entend des Italiens, il va les saluer, Vous venez d’où ? Milano… Mantova… Bologna… Et toi ? Marseille ! Tu es au parti depuis longtemps ? Non, non, je ne suis nulle part, on m’a juste invité ! Ah ! Bravo !
    Dans quoi t’es-tu fourré, Gigi, se demande-t-il, et il est grand temps, maintenant que tu es à Bruxelles, à 1 000 kilomètres de chez toi, dans une conférence européenne – C’est quoi, l’Europe ? – de la IVe Internationale – Quoi ? – pour l’Europe rouge – Oh putain, les rouges ! – dans les locaux de l’Université libre de Bruxelles  – Au moins, je pourrai dire que je suis allé à l’université !
    As-tu bien fait d’accepter l’invitation de Roger ?
    Quand vous avez quitté Ber devant La Taverne, vous avez décidé de remonter à pied à Menpenti. Roger a envie de marcher, il prendra le bus là-haut. Est-ce le fait que l’entrevue avec Ber s’est bien passée, est-ce le litre de bière avalé sans rien manger, est-ce l’air frais du cours Julien ? Toujours est-il que Roger est euphorique.
    – Gigi, qu’est-ce que tu fais ce week-end ?
    – Ce week-end ?
    – Samedi et dimanche.
    – Oui, je sais ce que c’est, un week-end ! Ben, rien de spécial, je pense que je verrai Stella.
    – Bon, écoute : Stella, tu auras le temps de la voir. Ce week-end, tu viens avec moi à Bruxelles !
    – À Bruxelles ? Avec toi ?
    – Avec nous, l’organisation ! On monte en car à une conférence pour l’Europe rouge.
    – Une conférence pour l’Europe rouge ?
    – Tu vas tout répéter comme ça ?
    – Non, mais qu’est-ce que tu veux que j’aille faire à ta conférence ?
    – Ça va être génial ! On va rencontrer des militants de tous les pays d’Europe, on va parler de tout ce qui s’est passé depuis deux ou trois ans, ça bouge partout, 68 en France, en Tchécoslovaquie, 69 en Italie. Ça t’intéresse pas les grèves qu’il y a eu en Italie ?
    – Si bien sûr, mais j’y comprendrai rien avec tous ces étrangers.
    – Ce sera traduit, fada ! On aura des écouteurs avec des gens qui traduiront en direct, comme à l’ONU !
    – Je sais pas trop… J’ai pas vraiment l’argent pour ça…
    – C’est pas un problème l’argent, l’organisation prend tout en charge, on dormira sur place, il faudra juste prendre un duvet. Et puis, ce sera l’occasion pour rencontrer les camarades qui sont en train de se bouger pour toi ici. On pourra parler dans le car.
    – Ah oui, le car… C’est pas tout près, Bruxelles…
    – Bon, allez, c’est décidé ! On part vendredi à huit heures du soir de la Fac Saint-Charles. Je passe te prendre chez toi à sept heures et demie. On en reparle à la boîte. Je te laisse, tu es chez toi.
    – Tu veux pas monter boire un coup ?
    – Non, je veux pas déranger ta soeur.
    – Elle est au boulot, Claudine à cette heure-là.
    – Bon, ben… non, j’y vais. À demain !
     
    Et maintenant, Gigi est là, au milieu de ces gens qui chantent l’Internationale, et il chante aussi, et même qu’il chante en italien, parce que son grand-père Luigi la lui a apprise comme ça, et les camarades italiens rigolent et les camarades marseillais sont épatés, Gigi est leur nouvelle mascotte !
    Ils ont passé vingt heures dans le bus, dont trois à la frontière parce que la police française avait envie d’emmerder le monde. Ça devait faire quelques bus qui défilaient parce qu’à Bruxelles ils étaient plus d’un millier de Français ! Bon, les voilà arrivés dans une ambiance surchauffée, comme l’amphi bondé, des gens assis par terre, sur les marches d’escalier, des gens debout, des gens partout, une tribune où des types – ah si, tiens, y a une fille – se relaient au micro. On a donné à Gigi des écouteurs et un petit boîtier pour sélectionner la langue. Il écoute un peu tout, c’est marrant. Mais même en français, il ne comprend pas grand-chose. Alors il sort, il fait frais dehors, ça fait du bien, alors c’est ça Bruxelles, d’accord, et il marche un peu autour du bâtiment, il y a des tables couvertes de brochures et de livres, Roger lui a expliqué que ce sont d’autres groupes trotskystes qui viennent faire leur propagande.
    – Et vous les laissez faire ?
    – On s’en fout, ils ne sont rien du tout !
    Tout ça semble compliqué à Gigi. Tiens, ceux-là sont rigolos, ils lui parlent des extra-terrestres qui vont arriver sur terre et comme ils auront des supers fusées ou trucs dans le genre, ça veut dire qu’ils seront vachement plus développés que nous et donc, ils auront dépassé le capitalisme et ce seront des communistes ! Ah, d’accord ! Et en plus, ils ont derrière leur stand des affiches signées d’un certain Posadas qui cite un truc très intelligent qu’a écrit Posadas. C’est un autre ? Non, non, c’est lui… Ah, d’accord ! Je vais y aller, mon pote m’attend…

    Le soir, un sandwich en main, Roger présente Gigi à quelques camarades, Alain, très cool, Daniel, accent toulousain qui met en confiance, Henri, lui je l’ai entendu tout à l’heure, il parlait dans le micro, très classe. Gigi devient « un camarade ouvrier de Marseille qui vient de nous rejoindre ». Ah bon, j’ai rejoint quelqu’un ? Roger lui expliquera ensuite que ce sont les trois auteurs du livre qu’il compte lui prêter, sur Mai 68. Ah, d’accord !

    (à suivre)

    À suivre chaque jour sur https://www.facebook.com/jeanpaul.garagnon

    L'intégrale est à retrouver sur ce blog http://brigou.eklablog.com/cliches-marseillais-c31530712


    votre commentaire
  • Clichés marseillais #37

    Noailles - Formidables !

    Clichés marseillais #37Gigi n’a pas eu à raconter à nouveau ses aventures, tout le monde est au courant, et nous aussi, ça va nous faire gagner du temps… Il observe Ber qui observe Roger qui observe Ber. Qui se tournent autour. Ce qu’on appelle à la boxe un round d’observation, sauf que dans ce cas on espère que ce n’est pas pour trouver l’ouverture ou la faille dans la garde. On ne cherche pas le KO, mais on veut être sûr de celui qu’on a en face. Ça s’apparente beaucoup à la phase de démarrage d’une négociation. Comment savoir ce que l’autre a dans la tête, ce qu’il veut, ce qu’il peut m’apporter, l’écart entre ce qu’il dit et ce qu’il pense ? Qu’est-ce que je peux lui dire pour le convaincre ou lui faire peur ? Dans la vie, tout est négociation : à quoi on joue cet après-midi, qu’est-ce qu’on regarde ce soir, où part-on en vacances, quel prix vous me faites si j’en prends trois, qu’est-ce que vous voulez pour arrêter la grève ? Ta peau, salaud ! Pardon, je m’égare…
    Fin du premier round, Ber propose d’aller s’en jeter un ailleurs, on serait pas plus mal pour discuter. C’est vrai que depuis l’usine, Gigi et Roger n’ont pas seulement pris le temps de se rafraîchir.  Allez, direction La Taverne, vous connaissez, eh pardi qu’on connaît ! À cette heure-là, le lieu est calme et en s’installant au fond on n’entend plus le trafic du boulevard Garibaldi. On commande des véritables parce que quand même, on a des choses à discuter !
    Dans le trio, Gigi fait presque le petit jeune, même s’il n’a que deux ans de moins que Roger. Et Ber fait l’ancêtre avec ses dix ans de plus que Gigi. Quand on a 18 ans, forcément, on regarde un homme de 28 ans comme quelqu’un d’installé, boulot, maison, femme, enfants, voiture, crédit, pantoufles… Or, Ber ne cadre pas avec cette image, Gigi s’en est déjà rendu compte et Roger va le découvrir ce soir.
    Ber connaît l’organisation de Roger, sans trop savoir de quoi ils sont capables aujourd’hui. Roger explique. Partout où ils sont implantés, les militants organisent une campagne de soutien à Gigi et contre les licenciements. En gros, les patrons sont des pourris, ils virent les travailleurs dès qu’ils gagnent moins de pognon, et quand les gens se défendent et manifestent, l’État bourgeois envoie ses chiens de garde pour renvoyer les ouvriers à la niche. Enfin, ce genre de choses. Dans les boîtes, le truc passe assez bien. Les directions syndicales essaient de calmer les choses, sachant que les « gôchisses » sont derrière, mais elles rament pour convaincre que non, on n’a pas à défendre un ouvrier poursuivi par la justice pour avoir manifesté contre des licenciements et s’être défendu face à des policiers qui le rouaient de coups ! Donc, on a des motions qui commencent à arriver de différentes entreprises du département, des syndicats de base et des sections distribuent des tracts, il y a même de l’argent qui arrive pour les frais de défense. Certaines structures interpellent leurs responsables pour une réaction plus ferme, mais sans réponse pour l’instant.
    Rien d’étonnant pour Ber qui considère les syndicats « officiels » comme des valets du patronat !
    Du coup, explique Roger, une réunion intersyndicale « sauvage » va se tenir avec les sections syndicales qui veulent développer un mouvement large sur le département contre les licenciements et contre la répression parce qu’il y a d’autres cas et que du train où ça va, il risque d’y en avoir d’autres ! Le côté sauvage plaît bien à Ber, il a l’air de se détendre. On commande une nouvelle tournée de véritables. Ber va faire bouger les camarades qu’il connaît et qui sont syndiqués. Il a des contacts avec quelques responsables de l’UD CFDT, Construction, Banques et d’autres.

    Gigi est rassuré, le courant est passé entre les trois hommes. Ils promettent de se revoir..

    (à suivre)

    À suivre chaque jour sur https://www.facebook.com/jeanpaul.garagnon

    L'intégrale est à retrouver sur ce blog http://brigou.eklablog.com/cliches-marseillais-c31530712


    votre commentaire
  • Clichés marseillais #36

    Drague dans le bus

    Clichés marseillais #36Ils ont pris le 40 jusqu’à Castellane. Dans le bus, Gigi et Roger sont entourés de collègues de l’usine aussi évitent-ils de parler de ce qui les occupe. Pour Roger, les murs ont des oreilles et pour Gigi, Roger se fait des films, mais c’est pas grave… Roger en profite pour essayer de connaître davantage son nouvel ami dont il espère bien faire un nouveau camarade. Gigi a vite compris que le premier souci du militant trotskyste, c’est de croître et se reproduire ! Pour ça, il doit en savoir plus sur sa vie, et Gigi a l’impression de subir un interrogatoire…
    – Oh Roger ! je me croirais à l’Evêché ! Tu veux écrire un  roman sur moi, ou quoi ?
    Tout y passe. Tu lis ? Tu lis quoi ? Tu as des amis ? Tes parents, qu’est-ce-qu’ils font ? Qu’est-ce qu’ils votent ? Et ceci, et cela…
    – Tu veux pas ma taille de slip, aussi ?
    Mais à la vérité, ça ne déplaît pas tant que ça à Gigi, que quelqu’un s’intéresse à lui. Et puis, il a toujours aimé les questionnaires !

    En descendant la rue de Rome, l’interrogatoire s’oriente vers Ber. Gigi met tout de suite le holà.
    – Ecoute, Roger, le mieux ce serait que tu lui demandes directement, tu crois pas ?
    Mais Roger n’est pas un bourrin. Il sait qu’il ne convaincra pas Gigi, pas plus qu’un autre, par de longues discussions bien chiantes. Il laisse ça à certains de ses camarades que lui-même trouve assez insupportables. C’est dans la vie que chacun trouve ses raisons d’agir.

    Les voilà maintenant rue Rouvière. En passant devant le magasin Rigaud, Gigi raconte que sa mère venait ici à chaque rentrée pour acheter des blouses pour sa soeur et lui. C’était une des rares sorties « en ville » comme disait sa mère. Il y avait à Saint-Marcel des vieilles de la génération de sa grand-mère qui mouraient sans avoir jamais vu la mer.  Les voilà dans les petites rues où ils avaient couru après la première dispersion de la manif. Ça fait quoi ? On est mardi, c’était pas le dernier vendredi, l’autre, onze jours… En même pas deux semaines, le monde de Gigi a basculé. Il a participé à une manifestation violente, connu les coups et l’arrestation, passé une nuit en garde à vue, subi les pressions du syndicat, et découvert Roger dont les idées lui plaisent bien, et surtout… Stella !  En passant devant un coiffeur africain, il se voit sourire niaisement dans la vitrine. Il se dit qu’il l’emmènera ici, dans ce quartier où il se sent si bien, dans les bistrots qu’il fréquente avec Ber et Roger.  Et ailleurs aussi, il l’emmènera partout ! Lui aussi, il a des choses à lui faire découvrir. Mais ils enquillent déjà la rue de l’Académie et arrivent à la Bourse.
    – J’imagine que tu connais déjà, demande Gigi.
    – Je suis venu en 68, on se réunissait un peu partout. Sauf à la nouvelle Bourse, à la CGT, ils voulaient pas nous voir !
    Au bout d’un couloir mal éclairé, une porte ouverte, une affichette CNT-FAI, un bureau, une table derrière laquelle se tient Ber.

    (à suivre)

    À suivre chaque jour sur https://www.facebook.com/jeanpaul.garagnon

    L'intégrale est à retrouver sur ce blog http://brigou.eklablog.com/cliches-marseillais-c31530712


    votre commentaire
  • Clichés marseillais #35

    Saint-Marcel - Entre-deux

    Clichés marseillais #35Nouvelle semaine, nouvelle journée, même trajet, même bus, même usine. Gigi vit mal cet entre-deux qui dure depuis la semaine précédente : les licenciements annoncés ne sont pas annulés mais les actions syndicales sont suspendues. L’heure est à la négociation disent les responsables, sans que les travailleurs puissent savoir précisément sur quoi portent les discussions. Le nombre de sacrifiés ? Le montant des indemnités ? Les délais ? En attendant, le boulot continue mais l’on sent que les gars ont la tête ailleurs. Et c’est dans ces situations que l’attention baisse et que les accidents arrivent. Lundi après-midi, on a frôlé le drame. Un manutentionnaire qui changeait d’atelier n’a pas vu un Fenwick qui allait en marche arrière, il n’a pas entendu le signal sonore de recul et a failli se faire écraser contre un mur. C’est un autre ouvrier qui a vu le coup arriver et qui a sauté sur le poste de conduite pour faire arrêter l’engin in extremis. Le gars s’en est sorti avec une belle frousse parce qu’il était moins une ! Au point qu’il a fallu avancer le chariot pour pouvoir le dégager. Le cariste n’en menait pas large non plus : blanc comme un linge lavé avec Bonux, mais y avait pas de cadeau, a déclaré un petit blagueur pour détendre l’atmosphère. Tout le monde s’est mis d’accord pour ne pas parler de l’incident de façon à éviter les problèmes.
    Entre-deux également pour Gigi sur ce que le syndicat veut de lui. Il n’a plus entendu parler de l’espèce d’autocritique que l’on attendait de lui, Lopez ne s’est plus pointé, mais le Gros l’ignore délibérément. On dirait qu’il ne sait pas comment se comporter avec lui. Même Roger ne vient plus le voir sur son poste. Il lui glisse deux mots à la pause, lui assurant que « l’organisation » s’occupe de son cas, que ça avance et qu’il le tiendra au courant.
    – Ça avance vers quoi ?
    – Je ne peux rien te dire pour l’instant. Fais-moi confiance.
    De toute façon, il n’a pas trop le choix… Il aimerait pouvoir parler tranquillement avec Roger, savoir ce qu’il prépare, ce que lui-même peut faire ; il n’aime pas rester les bras croisés alors que c’est peut-être sa vie, ou du moins son boulot qui est en jeu. Le mardi soir, il attend Roger au portail. Les ouvriers sortent de l’usine le plus rapidement possible, à pied, à vélo, en cyclo. Certains se dirigent  vers les arrêts de bus. Quand Roger apparaît, Gigi le rejoint et ne le lâche plus.
    – Je veux savoir ce qui se passe. Tu dois m’expliquer. Et puis, j’aimerais qu’on en discute avec Ber, le gars dont je t’ai parlé.
    – L’anar ?
    – Appelle-le de la façon que tu veux, mais moi je le vois d’abord comme un mec qui a de la bouteille, un mec réfléchi en qui j’ai confiance et qui pourrait m’aider. Avec toi, bien sûr.
    Roger hésite puis finalement se dit d’accord.
    – Si tu y tiens, on va aller le voir. Et puis, je pense qu’il doit avoir quelques contacts dans d’autres syndicats, ça peut être utile. Quand est-ce qu’on peut le rencontrer ?
    – J’ai son numéro à son boulot. Je l’appelle demain matin et on y va en sortant du taf. Le mardi soir, il est toujours à la Bourse.
    – Alors c’est dit, on fait comme ça.

    (à suivre)

    À suivre chaque jour sur https://www.facebook.com/jeanpaul.garagnon

    L'intégrale est à retrouver sur ce blog http://brigou.eklablog.com/cliches-marseillais-c31530712


    votre commentaire
  • Clichés marseillais #34

    Menpenti - Ça plane pour eux

    Clichés marseillais #34Le dimanche est passé à toute vitesse pour Gigi et Stella. Claudine était de service à L’Entrecôte et les amoureux ont profité de la pluie pour rester à Menpenti. Stella a apporté bougies, encens et quelques 33 tours. Les foulards sur les lampes et la musique planante créent l’ambiance !
    – C’est bizarre, comme musique !
    Façon polie pour Gigi de dire C’est quoi, ce truc de jobastres ?
    – Tangerine Dream, c’est sorti cet été. L’album, c’est Electronic Meditation. Et avant c’était Kraftwerk, un groupe allemand.
    – J’ai préféré le premier.
    – C’est vrai que c’est plus abordable. Après, il faut s’habituer, après on aime, c’est comme tout…
    – Stella, je crois que je suis en train de m’habituer à toi ! Mais dis, tu as des goûts particuliers, toi !
    – Pour une coiffeuse ? C’est ça ?
    – Pas du tout, il faudrait vraiment être con pour dire ça ! Remarque, y en a des comme ça. Mon ami Ber, le photographe, il appelle ça le mépris de classe. Les bourgeois s’imaginent que nous on n’est pas capables d’aimer des choses différentes. Parce qu’ils nous méprisent. Toi tu apprécies cette musique et moi, quand Ber m’a montré ses photos, j’ai adoré ! Et peut-être que si on se fait connaître ces trucs-là, on les aimera tous les deux.
    – Ben oui, ce serait super. Attends, je vais changer, Tangerine, on essaiera plus tard. Tiens,celui-là, je l’ai acheté cette semaine chez Raphaël.
    Stella sort une galette noire d’une pochette avec un visage de femme en noir et blanc encadré de violet et le pose sur le Teppaz de Claudine. Des craquements, quelques percussions puis une voix grêle. « Ce sera tout à fait comme à la radio… » Stella revient se pelotonner contre Gigi qui écoute, médusé. Huit minutes pendant lesquelles ils ne diront pas un mot, scotchés à cette dont on ne sait si elle chante ou si elle parle, ou un peu des deux. Au bout de la face A, la nuit est tombée derrière les fenêtres. Gigi a l’impression de sortir d’un rêve.
    – Ouah ! Magnifique ! Tu en as beaucoup, dans ce genre ?
    – C’est le premier que j’achète d’elle. Brigitte Fontaine.
    – Inconnue au bataillon !
    – Tu ne pourras plus le dire. Allez, la face B.

    C’est le moment que choisit Claudine pour rentrer, dégoulinante de pluie. La pièce est plongée dans des lueurs jaunes, oranges, rouges, des odeurs d’encens, ambre, vanille et la voix vacillante d’une femme qui se déclare encore vivante…
    – Qu’est-ce que vous foutez dans le noir ? dit-elle en allumant le plafonnier.
    Stella plonge sous les draps.
    – C’est bon, Stella, je t’ai vue, tu n’as pas à te cacher.
    – Mais non, banane, je me cache pas, c’est pour la lumière…
    – Eh bien moi je vous dis un truc : je suis vannée ! Vous préparez l’apéro pendant que je vais me sécher. Janot pour moi !

    (à suivre)

    À suivre chaque jour sur https://www.facebook.com/jeanpaul.garagnon

    L'intégrale est à retrouver sur ce blog http://brigou.eklablog.com/cliches-marseillais-c31530712


    votre commentaire
  • Clichés marseillais #33

    Opéra - O’Stop !

    Clichés marseillais #33– Voilà, tu sais tout !
    Bernard a écouté Gigi sans l’interrompre, malgré les glandes qui lui venaient au du récit. Ils ont ponctué l’histoire en picorant des olives, des lamelles de poivrons marinés et en éclusant des verres de gigondas.

    Le samedi soir, le restaurant O’Stop est toujours bondé, mais ils sont arrivés tôt, en ligne directe depuis le Grand bar Vacon. En quelques centaines de mètres, entre Noailles et l’Opéra, l’ambiance a complètement changé. Bernard a montré à Gigi quelques bars et boîtes de nuit fréquentés par le milieu marseillais et les politiques locaux. Sur les trottoirs, on croise des filles qui attendent le client et des avocats qui viennent de quitter le leur, le délestant au passage d’honoraires bien gagnés…
    Le quartier est d’autant plus animé que ces jours-ci un bâtiment de l’US Navy fait escale à Marseille. Des milliers de marins ont envahi le centre-ville et tout particulièrement les rues chaudes du quartier de l’Opéra. Grands gaillards en tenue bleue et blanche, bob sur la tête, démarche dite « chaloupée » dont on ne sait si elle est due au mal de terre, à la boisson ou à l’envie de « faire vrai ». Ils parlent fort et traînent en groupes dans les ruelles sous l’oeil bienveillant des MP, la police militaire qui n’interviendra qu’en cas de grave débordement. Ils claquent leur solde dans les « bars américains » auprès de filles court vêtues qui commandent des bouteilles de champagne sur leur compte. Mais O’Stop n’est pas leur tasse de thé – ou leur verre de bière. Trop petit, pas de musique et les filles court vêtues ne sont ici que de passage, elles aussi sont à l’escale, venant se réchauffer après leur séjour sur le trottoir. Ici, on sert des sandwiches à toute heure et à tout ce qu’on veut, il n’y a qu’à demander : jambon, omelette, andouillette, daube, boulettes…
    Encore un endroit où Ber est chez lui. Gigi commence à se demander si son ami a une maison… Il appelle les serveuses par leur prénom, commande sans regarder la carte et on lui trouve toujours une place au comptoir ou à la table du fond, celle des patrons, près de la porte des toilettes mais bon, c’est mieux que de rester dehors ! Il a commandé d’autorité poivrons marinés, saucisson, olives noires, il a choisi un tartare frites et pour Gigi ce sera les alouettes sans tête. Et force gigondas, comme s’il en pleuvait !
    Le restaurant hésite entre la bodega espagnole et la trattoria italienne, ce n’est pas de la haute gastronomie mais de la cuisine simple et une ambiance détendue, tout ce qui plaît à Ber et à Gigi. Bon plan !

    Bernard garde le silence un long moment après le récit de Gigi.
    – Les stals seront toujours des stals ! Mais ton Roger, il est fiable ? Qu’est-ce qu’il veut faire ? Les trotskards, je ne leur fais pas confiance automatiquement.
    Gigi note la nouvelle appellation, il se dit qu’il devrait commencer à noter pour faire un lexique…
    – Pour le moment, il est réglo. Il nous a envoyé chez un avocat et il dit qu’il va s’occuper de trouver l’argent pour le payer. Il ne peut pas me dire précisément ce qu’ils sont en train d’organiser, mais en tout cas je n’ai plus eu de nouvelles du gars de l’Union départementale, et le Gros est plutôt sympa avec moi. Tu serais d’accord pour rencontrer Roger ?
    – C’est pas une mauvais idée. Tu sais où me trouver.

    (à suivre)

    À suivre chaque jour sur https://www.facebook.com/jeanpaul.garagnon

    L'intégrale est à retrouver sur ce blog http://brigou.eklablog.com/cliches-marseillais-c31530712


    votre commentaire