• J'aime pas la nature - Delphine Bolle

    Je n'aime pas la nature. Je ne lui reconnais aucun agrément, sinon celui d'égayer les écrans vides des fenêtres de train. Mais je ne prends pas le train. Je n'aime plus le train depuis que je suis un usager régulier et captif du RER. Si j'ai un voyage à faire comme aujourd'hui, je préfère la voiture. Et là, nature ou pas autour, je ne regarde pas le paysage.
    Je n'aime pas non plus la nature parce qu'elle ne m'aime pas. D'abord elle ne m'a pas gâté - à presque 40 ans, j'ai déjà perdu mes parents et pas encore trouvé ma femme - ensuite parce qu'elle m'agresse. Les ronces, les moustiques, les effluves de fumier, les racines traîtres, les champignons vénéneux… tout cela est une menace permanente à mon confort. À mes habitudes. À mon mode de vie.

    Je ne connais pas le nom des plantes, ni des fleurs, pas plus que je ne reconnais les arbres fruitiers. Les seules essences que je connaisse sont le Diesel, le Super et le Sans Plomb, et là, on ne peut pas se tromper, c'est toujours écrit à côté.

    J'ignore la plupart des noms d'insectes - ils ne m'intéressent pas et pour tout dire, ils m'insupportent - je ne parviens pas non plus à identifier les chants d'oiseaux, à part celui de la tourterelle car il y en avait dans le jardin de ma maison d'enfance, et je me demandais toujours, adolescent, quel son j'émettrais, moi, quand je roucoulerais avec une de mes congénères. À 39 ans et 10 mois, je ne sais toujours pas.

    Ici aussi, il y en a, de tourterelles, et c'est sans doute pour ça que des souvenirs d'enfance me remontent. Il y a aussi d'autres pépiements, j'ai entendu quelqu'un ici dire que c'était probablement des rouge-gorges ou des mésanges. Je ne sais pas bien pourquoi mais, à force de les entendre sans les déchiffrer, j'ai bien envie de vérifier sur internet dès que j'en aurai l'occasion. Il paraît que dans la région il y en a beaucoup, et aussi des pies.

    On m'explique que la maison exiguë aux pièces aveugles où sont réunis ces gens s'appelle un cabanon. Moi j'ai horreur des cabanes. Grimper aux arbres, se râper les genoux, sauter de branches trop hautes et sentir ses vertèbres se tasser à l'atterrissage, sont autant de mauvais souvenirs de gosse.
    De même que les abris de fortune, les maisons sans confort, le camping, ne m'inspirent aucun bien-être. J'ai besoin du dur, de l'urbain. Je me sens chez moi dans les odeurs de CO2, d'asphalte mouillé, de caoutchouc brûlé et de ventilation tiède. J'avoue que là, je bénis le moteur de tronçonneuse du voisin et le ronflement des voitures en provenance de la petite route depuis laquelle je me suis perdu. C'est rassurant.

    Ces gens ont l'air sympathique, tout de même. Moi qui suis sensible au comptage des minutes gâchées de la vie, j'ai été touché qu'ils m'accueillent sans me faire sentir que je leur faisais perdre leur temps. D'ailleurs, depuis quelques heures que je suis là et que je les observe, j'ai remarqué qu'ils n'ont pas tellement cette notion du "temps c'est de l'argent". Si j'ai bien compris, ils sont là pour écrire, décrire ce qui leur passe par la tête ou sous les yeux, et c'est bien la première fois que j'assiste à une telle expérience. Pour moi, l'existence se divise en deux mouvements : le travail et le repos. Le loisir n'existe pas et j'avoue que je ne vois pas bien en quoi écrire peut constituer un loisir. Encore moins un travail. Mais bon.

    Je compte les personnes présentes, à défaut d'avoir retenu leurs prénoms. Elles sont 12. Et elles n'ont pas l'air embêté du tout que ma présence impromptue porte leur nombre à 13. L'une d'elles m'a dit avec un sourire en coin : "Il ne fait pas bon être superstitieux, ça porte malheur." Ça faisait longtemps que je n'avais plus ri de bon cœur, je veux dire, sans me forcer à trouver ça drôle. Mes collègues se reconnaîtront...

    C'est une manie chez moi, de compter. En venant, j'ai calculé mentalement la moyenne de ma vitesse kilométrique, j'ai établi le temps médian entre deux aires de repos, j'ai mémorisé tous les numéros d'autoroutes croisées sur mon itinéraire et évidemment, additionné le prix de chaque péage depuis Courbevoie. Jusqu'à Marseille, je m'en suis tiré pour 38,96 euros.

    Donc nous sommes 13 à table. Il y a cet homme affable, le propriétaire, qui s'est spontanément proposé de me dessiner un plan. J'ai bien aimé son air espiègle et sa franche bonhommie. Mais je m'interroge sur les raisons qui poussent un type apparemment normal à vivre dans un tel endroit. Il faut être fou. Tout n'est que broussaille et verdure. Pas d'eau courante, l'électricité par intermittence…

    Je dois reconnaître que j'ai été impressionné par sa capacité à nommer les espèces de son jardin : comment reconnaît-il l'olivier alors même qu'il n'y a aucune olive sur l'arbre ? Idem pour le figuier… L'amandier m'a plu. Son histoire surtout. Sa grand-mère l'a vu naître, frêle et minuscule, puis grandir au fil du siècle dernier; son tronc est aujourd'hui assez solide pour supporter le poids d'un hamac, et son feuillage assez étoffé pour apporter l'ombre dont le jardin a besoin l'été. C'est bon, les amandes, en plus...

    Tiens, une fourmi vient de tomber sur ma feuille. Satanées bestioles, dont je n'ai jamais compris l'utilité dans l'écosystème, sinon agacer l'homme, et chatouiller la femme. Celle qui a atterri devant moi est de taille imposante par rapport à celles que je croise parfois sur mon balcon l'été. Ai-je jamais observé cette bête ? Elle a un corps remarquable d'équilibre, entre fragilité et force obstinée. Elle rampe sur mon papier nullement déboussolée, l'air de poursuivre une mission vitale. Ses mouvements dans l'espace sont appliqués et précis. On dirait une petite danseuse. Est-ce cela qu'on appelle la grâce ?

    Je relève la tête. Les autres grattent toujours. Je commence à m'ennuyer. Ou plutôt, je commence à ressentir ce que jusqu'à présent, j'identifiais comme l'ennui. Or, très étrangement - serait-ce l'effet des trois verres de rosé - je ne m'ennuie pas. J'éprouve même un certain plaisir à être là alors que je devrais être ailleurs, en route, à livrer ce pli dont j'ignore le contenu. Oui d'abord, que m'importe-t-il, ce pli ? Pourquoi moi ? Pourquoi travaillerais-je gratuitement sur un jour de congé ? Pourquoi le patron ne l'a-t-il pas livré lui-même ? Ou envoyé par la poste ? Après tout, ce n'est pas mon affaire…

    Au-dessus de ma tête, deux oiseaux conversent. Au lieu d'y entendre une gêne sonore, comme c'est le cas au bureau où, pour me concentrer, je suis obligé de cadenasser mes double-vitrages, j'y entends deux voix qui se répondent et s'entremêlent. Ça me rappelle un concerto. Je leur imagine un dialogue : "Salut, tu reconnais, toi, les voix des humains sous l'amandier ?" "Oh, je n'arrive jamais à distinguer entre Provençaux et Parisiens, mais je sais que dans la région, on trouve surtout des Provençaux"…

    Ça y est, mes camarades ont fini d'écrire. Je m'arrête là, alors. Ma foi, je n'y croyais pas lorsqu'ils m'ont imposé leur consigne, mais je l'ai écrit, ce texte.


    Delphine Bolle

    « Fragments - Delphine BolleUn étrange visiteur - M-J PUJOL »

  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :