• Fragments - Delphine Bolle

    Le buffet massif a du mal à passer la porte étroite mais les hommes le tournent dans tous les sens pour le faire entrer à tout prix. Tout le monde rit, puis applaudit.
    Les enfants sont fous de joie. Dans "cabanon", ils entendent surtout "cabane". Ils explorent le terrain accidenté, presque vierge, cerné seulement de quelques pins. Leurs troncs nus les découragent d'aménager une plateforme d'où ils auraient imaginé la mer au loin et joué aux naufragés sur un radeau.
    Le petit dernier dort dans un landau contre le muret de pierres.
    Une petite fille se cherche un bâton. Elle tente d'arracher une jeune pousse. La grand-mère l'en dissuade. C'est un amandier. Laisse-le pousser.
    Après le repas, on prend la pose. Chacun a mis son habit du dimanche et pris un air fier. On immortalise cette première journée au cabanon.

    ***

    Dans un coin du salon, le landau rouillé, attaché au mur par des dizaines de toiles d'araignée. La lumière a disparu. Il faut rouvrir toutes les portes et les fenêtres. L'air est glacial mais on allumera la cheminée.
    Partout autour, tout n'est que peur et suspicion. Ici au moins, ils seront à l'abri. Un petit paradis au cœur de l'enfer. Il faudra juste cacher les vestes aux étoiles jaunes dans un tiroir de commode ou sous un matelas. Personne n'aura idée de venir les chercher là.
    Les parents pleurent de reconnaissance. Le petit garçon est si chétif. Il a la taille de l'amandier, et ses bras ne sont pas plus épais que ses branches.

    ***

    La voix de Mick Jagger circule d'une pièce à l'autre et jaillit dans le jardin. Éparpillés au pied des arbres, les cendriers débordent. Ça sent l'herbe. Un adolescent somnole dans un hamac tendu entre un vieux pin et l'amandier chargé de fruits.
    Les femmes en ont ramassé un plein panier pour l'apéritif. Elles les cassent entre deux pierres, leurs longs cheveux formant rideau au-dessus de leurs tuniques fleuries.
    Les hommes ont sorti les guitares et s'exercent à Stairway to heaven, un sourire caché dans la barbe.
    Quelques corps nus sont alanguis sous un figuier, caressés par le soleil d'automne. Un bébé dort sur une couverture en patchwork posée à même le sol.
    Un couple fait l'amour tout au fond du jardin, dissimulé dans les broussailles.

    ***
    La végétation a envahi les lieux jusqu'au portail vert d'entrée. Saturation de couleurs, de senteurs, de chaleur, de bruits aussi avec les tourterelles, les mésanges, les cigales, les chiens du voisinage, la cloche de l'église et les échos de l'autoroute au loin.
    La porte cède difficilement. À l'intérieur, ça sent le vieux bois, l'humidité. Les fenêtres grincent, le soleil se jette sur les murs blancs. Éblouissement. L'antique buffet est toujours là, lesté par le poids des années.
    Sur les volets, la peinture s'émiette. En tombant, des fragments de mur enterrent des petits bouts d'histoire. Des herbes folles ont grandi entre les jouets abandonnés des enfants.
    Dehors l'atmosphère sans mistral est étouffante. Seul le vieil amandier offre une ombre salvatrice pour écrire en paix autour d'une table de rouille. D'un IPad s'échappent quelques notes de jazz qui s'accouplent aux lectures à haute voix des convives.

    Delphine Bolle

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