• Clichés marseillais #20

    Manif interdite

    Clichés marseillais #20Gigi marche dans ces rues du centre-ville qu’il commence à mieux connaître. Longtemps, le seul itinéraire qu’il pratiquait, c’était celui qu’il prenait pour se rendre à la vieille Bourse du travail. Depuis qu’il a quitté la menuiserie pour entrer chez Coder, il a rencontré d’autres camarades et il ne fréquente plus le local de la CNT. Il ne voit plus que Ber. Avec lui, il a découvert la photo et la politique. Il s’est acheté un appareil, un Nikkormat. Il a réussi à négocier dans ce magasin de la rue Paradis : 1 370 francs, il n’avait pas un centime de plus en ayant vidé son livret de caisse d’épargne. Avec Ber, ils se retrouvent le samedi après-midi et photographient la ville et surtout les gens. Et puis ils vont boire des bières brunes et manger des limaçons à la Brasserie de Lyon en discutant de la Révolution russe, la Guerre d’Espagne, Cuba ou le Vietnam. Gigi découvre la plus-value, le taux de profit, l’exploitation et du coup il comprend mieux ce qui se passe à l’usine.

    Pendant qu’on parle de tout ça, Gigi marche, il suit les camarades qui suivent le chef de groupe qui lui-même suit les consignes qu’un responsable lui a données avant de quitter l’usine. Les plus jeunes, qui descendent le samedi par le 40 pour aller au cinéma, connaissent tous les coins de la ville. Gigi en est encore à la découvrir en compagnie de Ber. Et quand il n’est pas avec Ber, il reste à Saint-Marcel pour aider son père au jardin.
    Ici, pas de jardins. Des immeubles, des rues sombres, des voitures, une foule de passants. Depuis que les licenciements ont été annoncés, il est venu plusieurs fois en ville, pour les manifestations, les affichages, les distributions de tracts. Tous les ouvriers se bougent, mais les patrons ne veulent rien savoir, le Préfet refuse même d’organiser la médiation demandée par les syndicats.

    Ce soir, ils ont décidé d’aller devant la Préfecture pour crier une nouvelle fois leur colère. La manifestation a été interdite mais la colère est trop grande. Ils y vont quand même. Des petits groupes ont été formés, ils marchent dans le centre-ville, dispersés, attendant de se rassembler à l’heure précise et à l’endroit précis que seuls les responsables des groupes connaissent.
    Ça ne plaît pas beaucoup à Gigi, de suivre les autres sans savoir où il va ni ce qui va se passer exactement. Sur le cours Lieutaud, ils longent des fourgons gris remplis de CRS prêts à intervenir. La police se doute bien que les ouvriers n’ont pas renoncé. Il y a aussi de longs cars bleu nuit dans lesquels les gardes mobiles patientent. Ceux-là sont les pires. Certains sont descendus des cars, tout harnachés, casque à visière sur la tête, longue matraque noire pendant au côté. Gigi sent contre sa cuisse le manche en bois du drapeau qu’il a caché là et qu’il tient par une lanière à travers le fond décousu de la poche de son pantalon. Chacun a reçu son drapeau en partant de l’usine. Il a trouvé que le manche était bien gros pour le peu de tissu rouge cloué dessus mais il n’a rien osé dire. En passant devant les uniformes sombres, il essaie de regarder ailleurs, comme s’il faisait du lèche-vitrines. Il laisse quelques mètres entre les camarades et lui. Le groupe prend maintenant à droite, rue de Village, à gauche, Marengo, Gigi ne reconnaît plus rien mais il suit, rue d’Aubagne et un dédale de petites rues qui descendent vers le pot. Il a l’impression que tout en lui crie Je ne suis pas à ma place, ce n’est pas mon quartier, je ne porte pas les vêtements qu’il faut, regardez mes chaussures de sécurité, pourquoi je n’ai pas pensé à mettre autre chose ? Vous ne voyez que moi, mon pantalon de grosse toile, mes grosses mains bleuies par la limaille de fer. Gigi baisse les yeux, il a très envie de pisser mais il n’est pas question de s’arrêter et de perdre les copains. Il n’ose pas demander au chef de groupe de le laisser entrer dans un bar pour aller se soulager. D’ailleurs, le rassemblement peut se former d’un instant à l’autre. Il ne sait rien. On l’a pourtant prévenu, il faut pisser avant les manifs, t’auras pas le temps après et si tu prends un coup dans les couilles ça te fera encore plus mal ! Depuis quelques minutes, leur groupe en croise d’autres. On reconnaît des gars de l’usine, des copains d’atelier, qui font mine de se promener le nez au vent ; certains discutent entre eux, ça fait plus naturel se dit Gigi. Si Ber était là, j’aurais plus confiance, on pourrait parler, on aurait eu l’air de collègues allant boire l’apéro après le boulot.
    D’autres groupes passent, le moment doit approcher. Ils sont tout près de la Place de la Bourse. Et soudain, un long coup de sifflet, le chef de groupe crie On y va ! et descend sur la chaussée. Des images arrivent dans la tête de Gigi comme un flash : la sortie des tranchées dans les films sur la guerre de 14, un gradé qui monte à l’échelle, se dresse, siffle et une marée de soldats pouilleux qui suit pour aller au casse-pipe ! Il ne s’éternise pas sur les images, il suit, comme tous, en sortant le drapeau de sous son pantalon. Il se retrouve entouré de centaines de gars, ils occupent toute la portion de la rue Paradis le long de la place de la Bourse et commencent à avancer vers la Canebière en criant. Sur les trottoirs, les passants se sont arrêtés et regardent la scène, l’air de se demander d’où cette foule a bien pu sortir. Gigi essaie de rester au contact des collègues, comme on leur a expliqué avant de venir. Il sait qu’en cas de problème, un deuxième rendez-vous est fixé à 18h50 devant le Cinéac pour reformer le groupe. Au moment où ils débouchent sur la Canebière, les cars de flics arrivent du haut, freinent en catastrophe pour laisser descendre leur cargaison d’uniformes. Gigi serre la main sur le manche du drapeau. Ce soir, ils vont payer !

    (à suivre)

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  • Clichés marseillais #19

    Noailles - Bernard rencontre Gigi

    Clichés marseillais #19Bernard a ouvert le carton à dessins, il en a sorti des photos, agrandissements couleurs 30 x 40 qu’il étale sur la table.
    Ce soir il tient la permanence au local de la CNT, mais il doit travailler sur ces photos qu’il va exposer dans deux jours sur les murs du hall du Port autonome, à La Joliette. Il aura juste assez de la journée de demain pour refaire les tirages qui ne le satisfont pas encore complètement. Il a passé des mois sur les quais à relever les graffiti, les peintures, les tags que laissent des marins à l’escale sur les quais.
    L’œil rivé au compte-fils posé sur une image, il n’a pas vu entrer le jeune homme qui se tient devant lui. C’est quand l’autre le salue qu’il relève la tête. Le garçon n’a pas l’air bien vieux, mais il n’a pas le style de ceux qui fréquentent les lieux : veste de travail, chaussures de sécurité. Bernard se dit que la sacoche de vieux cuir à l’épaule de ce gars ne doit pas contenir des livres et des cahiers. Du temps des présentations, Bernard poursuit son examen. Une masse de cheveux noirs, la peau mate sur laquelle se détachent des yeux d’un bleu très clair qui semblent vouloir attraper le monde. Sans savoir pourquoi, Bernard se dit que celui-là a sûrement oublié d’être bête. Miguel lui a parlé d’un jeune de la menuiserie et tout le bien qu’il en a dit ne semble pas exagéré. Et pour que Miguel se laisse aller à un compliment... Bernard suit le regard du garçon, fixé sur les photos avec l’air de n’y rien comprendre. Il apprécie ce regard, cette attention, il sent des fourmillements sur son cuir chevelu. Il se dit que cette rencontre sera importante pour lui.
    – Tu dois être Gigi, le copain de Miguel ?
    – C’est ça.
    – Ça t’intéresse ? demande Bernard en montrant les photos.
    – Qu’est-ce que c’est ?
    – Des photos que j’ai faites. Tu as un moment, tu veux t’assoir ?
    Bernard dégage une chaise de la pile de dossiers qui s’y entasse, fait signe.
    En s’asseyant, Gigi n’imagine pas que cette rencontre va changer sa vie.

    (à suivre)

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  • Clichés marseillais #18

    Noailles - Gigi rencontre Bernard

    Clichés marseillais #18En sortant de la menuiserie, Gigi remonte la sangle de la sacoche de gros cuir qui commençait à glisser de son épaule. Il transporte en permanence avec lui les outils du grand-père Luigi, il les préfère à ceux de l’atelier. Dans chaque éraflure de leurs manches il sent la main qui a travaillé un demi-siècle plus tôt. Celui-là, il avait quitté son village sicilien pour aller travailler comme menuisier à Milan avec un oncle, puis dans le bâtiment. Beaucoup de travail, un peu d’économies, suffisamment pour revenir un beau jour au village chercher une fille à marier. Une voisine de ses parents lui présente les dix ouvrières d’un atelier de couture. Il les rencontre une par une et pour finir il séduit la propriétaire de l’atelier et l’épouse. Et comme Mussolini n’est pas leur copain, ils s’en vont à Marseille.
    Ce soir, Gigi sort de l’atelier, il prend le bus sur l’avenue de la Capelette pour descendre en ville. Au terminus de la Préfecture, il continue à pied par la rue de Rome et Noailles. Au travail, il s’est lié avec Miguel, un vieil ouvrier anarchiste espagnol qui s’est mis en tête de faire son éducation politique. Il lui a présenté ses amis et Gigi passe régulièrement au local de la CNT, au-dessus de la Gare de l’Est. La CNT espagnole, hein, lui a dit Miguel, faut pas confondre avec les rigolos d’ici ! Gigi se passionne pour les discussions sans fin sur la Guerre d’Espagne, la Révolution russe, il découvre Bakounine, Durutti et des idées qui n’ont jamais franchi le seuil de la maison familiale où l’on admire plutôt Staline, Maurice Thorez et Jacques Duclos. Alors évidemment, ça a pété avec le père. On est en 1966, on rigole pas avec le Parti ! Gigi a fini par quitter la maison pour aller habiter chez sa sœur à Menpenti.

    Au local de la vieille Bourse du travail, il est accueilli par un homme qu’il ne connaît pas encore. Les présentations sont vite faites : Salut ! Salut, je suis Bernard. Moi c’est Jean-Jacques mais on me dit Gigi. Ah, c’est toi le fameux Gigi, Miguel m’a parlé de toi ! Devant Bernard, la table est couverte de photos grand format. Gigi voit des formes mais ne comprend pas de quoi il s’agit. Bernard a saisi son regard et perçu son incompréhension. Il lui explique qu’il est photographe au Port de Marseille. Les agrandissements qu’il est en train d’examiner représentent les graffitis peints par les ouvriers des chantiers sur les murs des bassins de carénage. Il y a aussi des marques laissées par les marins de tous les pays du monde qui s’ennuient à Marseille pendant les travaux. Gigi voit ça comme des peintures abstraites.


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  • Clichés marseillais #17

    Menpenti - Le miroir


    En rentrant chez moi, j’ai vu un miroir dans un container à ordures – vous savez, ce genre de miroir encadré de bois qu’on trouve le plus souvent dans les salles de bain. Un miroir tout simple, bon marché. Sur le miroir, tracée en grosses lettres roses, une inscription : Théo on est au McDo. Qu’est-ce que cela pouvait bien vouloir dire ? À qui s’adressait ce message ? Qui l’avait écrit ? Et de quand datait-il ?
    Il faut vous dire que cela se passait avant le Grand confinement, à une époque où les téléphones portables étaient  encore très largement utilisés. Pourquoi quelqu’un aurait-il pris la peine d’écrire sur un miroir Théo on est au McDo, alors qu’il lui aurait suffi d’appeler Théo, de lui demander Théo, t’es où ? et de lui dire tout simplement, Théo, on va au McDo, retrouve nous là-bas. Au cas où Théo n’aurait pas répondu, on pouvait lui laisser un message, ou lui envoyer un texto. Avec la possibilité d’ajouter de quel McDo il s’agissait, qui serait au McDo, et à quelle heure ils s’y trouveraient. Mais non, on avait préféré écrire sur un miroir Théo, on est au McDo. En écartant les hypothèses extravagantes comme : Théo n’a pas de portable, ou n’a pas le téléphone, tous les réseaux téléphoniques sont en panne, il ne reste plus qu’une chose à envisager : ce message avait été écrit voici bien des années, à l’époque précédant la généralisation des téléphones portables. D’ailleurs, qui aurait pris le risque de laisser un message sur un miroir en bon état apparent dans un container à ordures, sachant que le premier quidam passant par là pouvait se dire Tiens, il est pas mal, ce miroir, je vais le ramener à la maison, je verrai s’il peut servir à quelque chose. Auquel cas le message aurait été perdu et Théo n’aurait jamais su qu’on l’attendait au McDo. Car on voit mal comment le quidam aurait pu emporter le miroir et laisser le message. Il convient également d’écarter l’idée selon laquelle on aurait laissé le message tout en se disant qu’un quidam risquait d’emporter le miroir et le message, que Théo ne pourrait donc pas voir le message, qu’il ne pourrait pas savoir qu’on l’attendait au McDo, et qu’on pourrait ainsi passer une soirée tranquille sans ce raseur de Théo, tout en lui expliquant le lendemain que si, bien sûr, on l’avait invité, même qu’on lui avait laissé un message en bas de chez lui, sur un miroir. Oui, écartons cette idée qui nous emmènerait sur des chemins trop tortueux. Non, l’hypothèse la plus vraisemblable est bien que ce message avait été écrit avant l’époque du téléphone portable – ce qui ne nous rajeunit pas.
    Mais alors pourquoi, des années plus tard, ce message se trouvait-il encore sur un miroir jeté sans pitié dans un container à ordures ? Pourquoi n’avait-il pas été effacé ? On avait pu se regarder, se coiffer, se raser, se maquiller, se tirer les vers du nez, se chercher des petits morceaux d’aliments entre les dents en se contemplant dans un miroir surchargé du message Théo, on est au McDo en grosses lettres roses ? Était-ce la dernière fois qu’on s’était adressé à Théo, qui ce soir-là, en se dirigeant vers le McDo, avait été renversé par un Range Rover engagé dans le rallye Notre-Dame-du-Mont – La Plaine – Cours Julien puis traîné sur une vingtaine de mètres avant que le véhicule ne s’immobilisât et ne laissât découvrir sa victime défigurée, décervelée et, en un mot, dévitalisée ? Le message sur le miroir serait alors devenu une sorte d’icône devant laquelle on se serait complu à se lamenter et à s’auto-flageller en se disant que Théo serait toujours là si on ne lui avait pas laissé ce stupide message l’enjoignant de se rendre au McDo.
    Cela me parut si étrange que je détournai le regard et passai mon chemin sans plus m’en soucier. Je rentrai chez moi, non sans aller d'abord boire une Pietra au bar voisin pour rafraîchir mes neurones que l’intense réflexion à laquelle je venais de me livrer avait mis en ébullition.


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  • Clichés marseillais #16

    Chez l'homme en noir

    Clichés marseillais #16Je fis coulisser la porte vitrée qui n’était pas fermée à clé. Une odeur de fumée, de suie, de bois me prit le nez. Une cheminée mal entretenue encombrait un côté de la pièce. Si ce n’était l’odeur, j’aurais d’abord remarqué les étagères bourrées de livres qui occupaient la longueur face à l’entrée et la largeur sur le côté gauche. J’étais tenté de passer quelques titres en revue pour avoir une idée de ce que lisaient les gens qui vivaient ici, mais je n’avais pas vraiment le temps de m’éterniser. Du moins c’est ce que je me dis d’abord. Je montai l’escalier en pin sur la droite qui conduisait à une pièce aménagée en bureau, table, fauteuil tournant, ordinateur, canapé, étagères. Je compris que je n’aurais pas le temps de fouiller la totalité du fatras qui encombrait les étagères, un amoncellement de dossiers, de boîtes archives, boîtes à revues, boîtes à chaussures, boîtes à biscuits, boîtes en bois, en fer, en carton. Ça, c’était drôlement aimer les boîtes !J’en ouvris quelques unes, presque au hasard. Une ancienne boîte à biscuits posée sur une étagère du bas était remplie de vieilles paires de lunettes, cartes diverses, étudiant, Club Mickey, CGT, Solidaires, Ecole du ski français, piscine, porte-clés faits maison, auto-collants, pièces de monnaie étrangères, flyers de marabouts marseillais. Les cartes étaient toutes au même nom. Les photos correspondaient à celle qui m’avait été remise la veille, montrant un homme habillé de noir. Les boîtes archives débordaient de papiers divers, bulletins de salaires, factures, quittances de loyer, relevés bancaires. Toujours pas trace d’autre nom. J’en conclus que l’homme dont j’avais vu les photos sur les différentes cartes habitait seul. Je sortis de la maison et m’installai à une table du bar voisin, derrière la vitrine.

    J’attendis longtemps, marquant chaque demi-heure d’une nouvelle bière corse, leur spécialité. C’était  une petite rue à Menpenti, pas très très fréquentée, mis à part des couples de témoins de Jéhovah entrant ou sortant de leur salle, dite Le Royaume, qui se trouvait à proximité. Puis je le vis arriver. L’homme de la photo. Et des photos sur les cartes de la boîte à biscuits. Vieilli mais encore reconnaissable. Habillé de noir de la tête aux pieds. Il passa devant la porte de son immeuble sans s’arrêter, pénétra dans le bar et passa devant moi sans que son regard ne m’effleure. J’avais déjà payé mes consommations, je me levai et partis. J’en savais assez pour ce que j’avais à faire. Je le retrouverais quand je voudrais.

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  • Clichés marseillais #15

    Amour irraisonné

    Clichés marseillais #15Il y a bien des choses que je peux accepter de la part d’une femme : la beauté, l’intelligence, le charme, l’humour, la gentillesse. Je ne fais pas la fine bouche devant l’amour irraisonné qu’elle peut éprouver à mon égard. Son appétit pour les réjouissances du corps et pour la bonne chère ne me laissera pas indifférent. On voit par là que je ne suis pas regardant et que ma largeur d’esprit m’amène à apprécier les personnalités les plus variées.
    Je montre d’égales dispositions concernant la cuisine, ne m’effrayant pas des expériences les plus osées.
    Mais comme pour tout un chacun, ma tolérance n’est pas sans limites. La récente mésaventure que je connus vient le confirmer. J’avais rencontré une créature tout ce qu’il y a d’attirant, dont la clarté des yeux illuminait la noirceur d’une magnifique chevelure. Ses propos m’avaient immédiatement enchanté, alternant un solide humour qu’auraient pu lui envier bien des porte-parole gouvernementaux et une férocité sans rivale pour la bêtise humaine que les mêmes pouvaient craindre comme coronavirus en goguette.
    Passons sur le reste de ses appâts dont la description ne ferait que vous donner des regrets de ne la point connaître. Après quelques rendez-vous en terrain neutre, qui nous permirent de vérifier que les américanos n’étaient pas la mixture qui nous rebutait le plus et que nous ne craignions pas une belle poêlée de supions en persillade avant certains rapprochements, elle m’invita chez elle pour souper. Cela me semblait du meilleur augure.
    Je m’apprêtai donc méticuleusement pour l’occasion et me présentai avec le quart d’heure de retard recommandé par Nadine de Rothschild et un bouquet de lys préparé ma ma fleuriste attitrée. Je remarquai que ma future conquête avait revêtu une chemise blanche fraîchement repassée, un jeans délavé sortant de la penderie et des Converse de la machine à laver. Ce qui ne changeait en rien de sa tenue ordinaire. La table était dressée entre la cuisine et la piscine, je l’étais dès l’entrée. Le rosé était frais, le jasmin embaumait. Les voisins, résidents du cimetière voisin, manifestaient avec force leur calme habituel. Les choses se présentaient au mieux. C’était la première fois que je me trouvais chez la dite personne et je comptais bien à cette occasion explorer de nouvelles facettes de sa personnalité.
    Tout se passait à merveille, jusqu’au moment où elle emplit mon assiette. J’y jetai un coup d’œil, posai ma serviette sur la table, me levai et quittai la place sans un mot ni un regard : elle avait mis des carottes dans la soupe au pistou.

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  • Clichés marseillais #14

    Le beau Serge

    Clichés marseillais #14Quand Serge est monté dans le taxi, la chauffeuse s’est retournée pour lui demander sa destination. Il m’a dit qu’il l’avait immédiatement reconnue. Avant même de penser : Mais je la connais, cette femme ! son corps l’avait reconnue. C’est comme ça qu’il m’en a parlé plus tard. Mais pour comprendre ce qui s’est passé, il faut remonter presque trente ans en arrière.

    *

    Avec Serge, on s’est rencontrés au boulot, dans les années 1990.
    On a fait équipe un bout de temps, à installer des petits standards téléphoniques dans des boîtes de la région. Moi, j’avais connu les centraux électromécaniques, des bouzins énormes sur lesquels on travaillait pendant des mois. Quand Serge est arrivé, on passait aux autocoms électroniques. Ça tenait dans un carton et on les installait en quelques jours, dans des entreprises.
    On a bossé comme ça une quinzaine d’années. En général, quand on faisait équipe, on partait le lundi après avoir chargé le fourgon. On s’occupait des coins un peu éloignés parce que les gars qui avaient des familles rechignaient à se déplacer toute la semaine. Nous on n’avait personne, on aimait rouler et on essayait de faire un peu de gras sur les frais. On en a écumé, des coins dans le Haut-Var ou les Alpes, parce qu’on aimait bien la montagne aussi. On s’entendait bien : on parlait de choses et d’autres et j’avais l’habitude des clients alors que Serge était moins à l’aise. Par contre, il connaissait mieux le matériel moderne et ça m’aidait bien ! Jamais il ne m’a laissé dans la merde. Il lui est arrivé plus d’une fois de finir des câblages que j’avais du mal à faire. Faut dire qu’il fallait souvent se glisser dans des endroits à la con.
    Quand je repense à tout ce qu’on a raconté sur lui, je me dis que jamais je n’ai vu Serge ennuyer une femme. Ce n’était pas le genre à courir après tout ce qui bouge. Il nous arrivait d’aller boire un verre après le repas, le soir. On cherchait un bar à peu près potable. Le critère, c’était un endroit pas trop éclairé avec au moins une femme au comptoir. Pas tellement pour la femme, mais parce que ça éliminait les troquets peuplés de types qui descendaient leurs vingt ou trente pastis chaque soir. Ça ne marchait pas à tous les coups, mais quand même assez souvent. Quand il n’y avait rien sur place, on prenait le fourgon, on roulait jusqu’à la ville la plus proche pour trouver ce qu’on cherchait. On faisait durer quelques pressions en regardant autour de nous et en écoutant ce qui se disait. Il arrivait qu’une ou deux filles engagent la conversation. Mais je n’ai jamais vu Serge prendre l’initiative. On aurait dit que ça ne l’intéressait pas. Il laissait les choses arriver. Et elles arrivaient assez souvent. Faut vous dire que le Serge, il est assez beau gosse. À l’agence, les secrétaires l’appelaient « Le beau Serge ».
    Je l’imagine mal harceler une femme. C’est plutôt lui que ça gênait, parfois. C’est qu’il y a de tout, dans les bars, surtout la nuit. Malgré ça, il restait toujours poli. Il disait qu’il était malade, qu’il se levait tôt le lendemain, qu’il devait appeler sa femme qui travaillait de nuit… Il n’a jamais été marié, mais il inventait ça pour décourager une importune. Enfin, il faisait comprendre qu’il n’était pas intéressé. Alors, tout ce dont on l’accuse, je n’y crois pas une seconde.

    *

    J’ai pris la retraite en 2006, juillet 2006. On continuait de se voir le week-end à Marseille, quand il rentrait de ses déplacements. On allait regarder les matches dans des bars, on se faisait des restaus. On avait des habitudes par ci par là. Pour les matches, on allait dans un restau portugais, le Roi du poulet, à Notre-Dame-du-Mont. Le patron nous installait dans une petite salle du fond et son grignotait des oreilles de cochon en regardant le foot. Et puis on bouffait chez l’un, chez l’autre. Faut dire qu’on aime bien cuisiner, tous les deux. On était potes, quoi ! Et puis il y a eu le plan social à la boîte, et Serge faisait partie de la charrette. Il me racontait ce qui se passait, on en discutait. J’ai bien vu qu’il le prenait très mal ! Y avait de quoi ! Quinze ans de sa vie… Qu’est-ce que je dis, quinze ans ? Vingt-cinq ans, oui ! Parce qu’avant les installs, il avait travaillé en usine, à Valence, déjà pour le groupe. Donc, se faire virer comme un malpropre après vingt-cinq ans de boulot, des dizaines de milliers de kilomètres, des centaines de nuits dans des hôtels miteux, le dos en compote à force de travailler dans des positions pas possibles, il y a de quoi le prendre mal, non ?
    Leur plan soi-disant social, c’était le coup classique : le groupe faisait des profits, mais pas assez au goût des actionnaires. Les standards téléphoniques s’étaient miniaturisés, simplifiés, les installations allaient de plus en plus vite et on mettait la pression sur les gars pour que ça aille encore plus vite. C’est déjà pour ça que j’avais arrêté dès que j’avais pu.
    Après le licenciement, Serge a mené la vie de tous les chômeurs de plus de 55 ans : vous faites semblant de chercher du travail et Popaul Emploi fait semblant de vous contrôler. Parce que des patrons qui embauchent des gars de cet âge, vous en connaissez, vous ? Eh bien pas moi ! Et puis il s’est mis en tête d’écrire un bouquin. Il voulait raconter sa vie au boulot, jusqu’au licenciement. Il allait voir des anciens, il écoutait les histoires, il collectionnait les tracts syndicaux, les coupures de presse. Avec Internet, on retrouve plein d’infos, maintenant.
    Les derniers temps, mettons un mois ou deux avant que ça se passe, il m’a raconté qu’il voyait quelqu’un plus régulièrement. Quelqu’un de la boîte que je ne connaissais pas, d’après lui. Quelqu’un qui avait l’air d’avoir des tas d’infos, en particulier sur le plan social. Du coup, on se voyait moins. Il s’était inscrit quelque part pour écrire, genre atelier d’écriture. Il était content, son bouquin avançait. Il disait qu’il avait trouvé son fil conducteur : dans les années 90, la finance avait pris le pouvoir sur l’industrie, les nouveaux patrons n’étaient plus des ingénieurs mais des comptables, enfin, des directeurs financiers. Et ceux-là avaient plus dans l’idée de réduire les coûts que d’augmenter le chiffre d’affaires. On ne parlait plus de projets industriels, de nouveaux produits, on suivait le mouvement, on externalisait et on économisait sur tout, à commencer par la masse salariale. Et ça avait des conséquences très concrètes sur les gens. C’était ça, son bouquin et c’est vrai que ça semblait plus intéressant que les souvenirs de boîte ! Mais il ne m’a jamais laissé lire une ligne. Il voulait garder la surprise. Il n’était peut-être pas trop sûr de lui, aussi. Enfin, j’en sais rien !

    *

    Et puis un jour il a craché le morceau. On mangeait la soupe de poissons au Stella d’Oro, un routier de Mourepiane qu’on fréquente depuis vingt ans. Cette fameuse chauffeuse de taxi, donc, qu’il avait reconnue, c’était la DRH, Directrice des ressources humaines, comme ils disent, celle qui l’avait viré. Moi, je ne l’ai pas connue. Elle avait été envoyée du siège pour faire le grand nettoyage. C’était sa spécialité. En général, on ne sait même pas qui sont les patrons. Ces gens-là, on ne les voit jamais. Ils font semblant de discuter avec les syndicats ou les comités d’entreprise et puis ils font leurs sales coups et en bas on trinque. Mais on ne sait jamais vraiment qui tient le bâton. Celle-là, elle était descendue sur le terrain. Paraît qu’on lui aurait donné le bon Dieu sans confession, une ancienne de la CFDT, il paraît… Bien roulée, souriante, elle a embobiné tout son monde !
    Et donc, quand elle se retourne dans le taxi, Serge la reconnaît illico. Dans son corps. Je ne comprenais pas ce qu’il voulait dire par là. En fait, sa tête disait : Non, ça peut pas être cette salope, qu’est-ce qu’elle foutrait comme chauffeuse de taxi ? Mais son corps réagissait comme il l’avait fait chaque fois qu’il l’avait vue. Ce con de Serge bandait pour cette nana ! Il n’a jamais pu m’expliquer pourquoi. D’ailleurs, il ne se l’expliquait pas lui-même… Il en rêvait, et ses rêves étaient explicites : la nuit, il rêvait qu’il la baisait et le jour il rêvait de la crever ! Quand je dis ça, Madame le Juge, c’est façon de parler, c’est une image, il ferait pas de mal à une mouche, le Serge ! Mais allez comprendre…
    Elle, elle ne l’avait pas reconnu. Forcément, elle l’avait croisé dans les réunions d’information et pendant la grève, mais c’était une tête parmi des centaines d’autres. Il aurait pu descendre du taxi, dire qu’il avait changé d’avis. Il aurait pu l’insulter, lui dire qu’il l’avait reconnue, lui cracher ses quatre vérités à la gueule. Mais non, rien de tout ça. Il est resté assis sur la banquette arrière, il a ravalé les insultes qui lui étaient venues. Et il l’a branchée. Il a commencé à la baratiner, comme quoi c’était pas courant, les chauffeuses de taxi, mais on doit vous le dire tout le temps et vous devez en voir, des trucs et moi ça m’intéresse parce que j’écris un livre, ah bon, et ça parle de quoi, c’est sur les anonymes, les bouts de vie des gens qu’on croise dans la rue, dans la vie, dont on ne sait rien, mais à qui il arrive des choses, et tout ça… Le Serge, il s’est étonné lui-même : il avait des capacités de baratineur qu’il ne se connaissait pas. Et la nana marche, elle commence à lui raconter qu’elle n’avait pas fait ça toute sa vie, qu’avant… Ah mais c’est que je suis arrivé, moi, mais j’aimerais bien savoir la suite, est-ce que je peux vous appeler la prochaine fois que j’ai besoin d’un taxi, en ce moment c’est souvent parce qu’on m’a opéré du tendon d’Achille et je ne peux pas marcher très longtemps, mais oui, pas de problème, prenez ma carte et, bon alors merci et à bientôt, c’est ça, à bientôt.
    Après la soupe, on a pris des supions en persillade parce qu’ils sont aussi bons que chez Etienne, au Panier, mais bien moins chers et… bon, oui, pardon, je disais que Serge n’arrêtait pas de parler, de me raconter des trucs. Qu’est-ce qui lui est passé par la tête au moment où il est descendu de la Velsatis ? Parce que le taxi, ce n’était pas la Mercedes ordinaire, enfin façon de dire… Madame faisait dans le spécial, la bagnole qui n’existe plus. Oui, vous le savez, bien sûr. Donc, Serge voit la voiture s’éloigner, il regarde la carte : Sandrine Michel, artisan taxi conventionné, toutes distances, téléphone, mail… C’est bien elle.
    Alors il l’appelle à la première occasion. Il s’invente des courses et des démarches à l’autre bout de Marseille. Elle lui raconte des anecdotes, ce qu’elle voit dans son taxi. Il prend des notes. Il finit par l’inviter au restau, pour vous remercier, lui a-t-il dit, volontiers, lui a-t-elle répondu.
    La veille du jour dit pour le restau, Serge est passé chez moi à l’improviste, chose qu’il ne faisait jamais. On s’appelait, on se donnait rendez-vous par texto, mais on ne débarquait jamais comme ça l’un chez chez l’autre. On aurait pu, mais non, c’est comme ça. Une espèce de pudeur, peut-être. Il devait voir Sandrine le lendemain et voulait en parler. On est donc allé manger au Stella d’Oro. Il ne savait plus trop où il en était. Il s’était pris au jeu et parlait d’écrire un autre livre, quelque chose sur Marseille vu à travers les vies minuscules des gens, des obscurs. Sandrine lui apportait la matière pour ça. Une coiffeuse amoureuse, un vieux maçon sicilien, un fils de collabo, des racistes ordinaires, une marchande de fruits et légumes, un écrivain public, toute une galerie de portraits prêts à l’emploi…
    On a terminé la deuxième bouteille de rosé, il a promis de m’appeler le lendemain pour me raconter sa soirée. C’est la dernière fois que je l’ai vu.

    *

    Le reste a été raconté dans les journaux, tout le monde est au courant, vous encore plus j’imagine. Mais c’est pour vous dire comment j’ai vécu la chose. Le compagnon de Sandrine, sans nouvelles, qui s’inquiète, qui va chez Sandrine, personne, le taxi dans le garage, le téléphone dans la voiture. La police est alertée, ils examinent le téléphone, ce correspondant qui revient sans arrêt, l’opérateur fournit l’info, un certain Serge Roseau, domicilié à l’Estaque. Lui aussi a disparu, ses voisins ne l’ont plus vu depuis plusieurs jours. Ses empreintes et son ADN plein la Velsatis. Les photos en une, appels à témoignages et tout le bordel ! Ils n’ont pas été longs à faire le lien entre le salarié licencié et la DRH : vengeance sociale, le chômeur tue son ancienne patronne et disparaît dans la nature. Le hic, c’est que vous n’avez ni victime ni assassin ! Disparus !
    Moi, je n’y crois pas trop. Pas de victime, pas de crime ! Je ne dirais pas « disparition », je parlerais de « départ ». Serge, il est capable de ça : le teston lui vire et il agit sur un coup de tête. Je ne sais pas ce qu’il a fait, mais il va forcément réapparaître un de ces jours.

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  • Clichés marseillais #13

    Rue Paradis - Room in Marseille

    Clichés marseillais #13Glauque
    Les parents d’Eddy leur ont laissé l’appartement de la rue Paradis. C’est un immeuble bourgeois avec des colonnes en façade. L’appartement est mal fichu, le salon minuscule. La tapisserie verte crée une ambiance plutôt glauque. L’espace est presque entièrement occupé par un fauteuil catafalque et un piano droit dont personne ne joue.
    Ils passent leurs soirées dans le salon, Eddy lisant le journal, Jo attendant l’heure d’aller se coucher. Eddy a oublié qu’il avait épousé Jo. Jo se demande ce qu’elle pourrait faire pour ne plus voir la face de poulpe de son mari.

    *

    Liste de ce que je pourrais faire
pour ne plus voir la face de poulpe de mon mari
    Prendre des cours de piano
    Devenir bénévole pour Marseille 2013
    Acheter un abonnement avec « Marseille trop puissant »
    Organiser une soupe populaire sous l’ombrière du Vieux-Port
    Aller me faire coiffer par Marie toutes les semaines
    Trouver un amant dans un atelier d’écriture.

    *

    Rencontre
    Ils s’étaient rencontrés au lycée Thiers. C’était l’année où les filles avaient été admises. Les garçons étaient comme fous. Ils s’étaient rués sur les nouvelles arrivantes comme la vérole sur le bas clergé. Quand elle avait vu Edouard, tout beau, tout blond, tout bronzé, elle avait craqué. Il se faisait appeler Eddy. Elle s’appelait Josiane mais on l’appelait Jo. Après le bac, il avait fait HEC et elle un enfant.

    *

    Blanches et noires
    Blanche ma vie
    Noires mes idées.
    Blanche la page
    Où je n’écris pas.
    Noire l’encre qui ne coule pas.
    Touches blanches
    Désaccord majeur
    Touches noires
    Amour mineur.

    *

    Lettre à maman
    Maman,
    Ici ça va. L’année a commencé sur les chapeaux de roue. Marseille capitale européenne de la culture, c’est l’événement que nous attendions depuis longtemps. Eddy est enthousiaste, il a de plus en plus de travail avec les croisiéristes de plus en plus nombreux. Nous n’avons plus une soirée de libre, entre concerts, vernissages, performances en tout genre et invitations dans les soirées officielles. Je ne sais plus où donner de la tête. Et tout cela va durer toute l’année. Je suis aux anges.
    Ta fille qui t’aime,
    Jo

    *

    Vers la fenêtre
    Eddy est rentré du bureau
    Il a déplié le journal du soir
    Il ne parle pas, il n’a rien à dire
    Jo s’est mise au piano,
    Elle ne joue pas, elle n’a jamais su
    Elle va se lever et marcher vers la fenêtre.

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  • Clichés marseillais #12

    Notre-Dame de la Garde : non au projet rétrograde !

    Clichés marseillais #12D'après des sources généralement bien informées, il semblerait (vous noterez l'usage du conditionnel, destiné à éviter d'éventuelles autant qu'onéreuses poursuites) qu'un nouveau mauvais coup soit en train de s’ourdir à l'encontre des Marseillais (les Marseillaises n'étant en l'occurrence nullement à l'abri).
    À l'origine du dit mauvais coup se trouverait une candidate aux élections municipales de Marseille dont je taierai le nom, toujours dans le but égoïste, certes, mais bien compréhensible, d’échapper à toute plainte.
    On sait que des travaux importants ont été menés au début du siècle pour donner un nouveau lustre à la Vierge de la Garde, attentive protectrice de notre ville, de sa population, et particulièrement de ses marins et pêcheurs. Dans ce but, la Bonne Mère - vous me permettrez cette familiarité dans la mesure où j'obtins mon baccalauréat grâce au cierge que ma mère lui offrit - la Bonne Mère donc, garde fixement les yeux braqués en direction du Vieux-Port.
    Personne n'avait rien trouvé à redire jusqu'à présent.
    Or, la candidate en question tient paraît-il dans ses cartons un projet qui mettrait fin à un état de fait tout ce qu'il y a de plus ancien et de plus présent au cœur de nos concitoyens et concitoyennes.
    Au fait, justement, me souffle-t-on !
    J'y viens : il s'agirait tout simplement de remplacer l'actuel socle de la statue par un nouveau, mobile et tournant, à la manière des ponts du même nom. Un puissant mécanisme entraînerait la Vierge dans un mouvement de rotation d'une durée de douze heures, ce qui mettrait à tour de rôle chaque quartier de la ville sous l'œil bienveillant de la protectrice.
    Les techniciens consultés donnent l'affaire comme tout à fait réalisable : il est prévu d'enserrer la statue dans un solide réseau d'échafaudages qui 1a soutiendrait tandis que l'on scierait une bonne tranche de socle pour la remplacer par la nouvelle tranche pourvue du mécanisme en question ; ce serait l'affaire de quelques semaines.
    À ce stade-là du projet, me direz-vous - mais je me l'étais déjà dit - on ne voit rien de bien scandaleux. Certes.
    Mais les choses se compliquent lorsque l’on sait que tout cela serait financé par une grande souscription populaire, dont les résultats seraient comptabilisés par secteurs, étant entendu qu’il ne s’agirait point des secteurs électoraux mais de ceux du cercle ayant la basilique pour centre. Le mouvement de la statue ne serait pas régulier mais bel et bien calculé en fonction des résultats de la souscription !
    Un exemple sera plus parlant : vous habitez un secteur peuplé d'impies, d'adventistes du septième jour, ou tout bonnement de radins, vous verrez passer en un éclair le bienveillant visage. À quatre pas de là, les heureux voisins de grenouilles de bénitier fortunées, d'enfants de chœur de bonne famille ou d’adeptes du mouvement sacerdotal marial verront braquée en leur direction pour des heures la face aimée.
    On imagine d'ici le tollé que devrait soulever un tel projet, dont l’inégalité criante ne manquera pas d'apparaître à chacun.
     
    (à suivre)

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  • Clichés marseillais #11

    La joliette - Fragments


    Clichés marseillais #11Il n’y a plus d’avant
    Il n’y a plus de beaux officiers en tenue de sortie blanche et casquette à visière bleue transparente.
    Il n’y a plus le Phare des navigateurs qui vendait aux marins tout ce dont ils avaient besoin.
    Il n’y a plus l’embauche des dockers le matin sur la place.
    Il n’y a plus de bars glauques.
    Il n’y a plus l’Hôtel des Voyageurs.

    Boulots
    Marins
    Dockers
    Manutentionnaires
    Grutiers
    Pilotes
    Agents maritimes
    Transitaires
    Acconiers
    Avitailleurs
    Lamaneurs
    Consignataires
    Douaniers

    Souvenir de Marseille
    Bons baisers de Marseille où nous faisons escale pour une journée. Avons visité les Terrasses du Port. Climatisation appréciée après les 35° de l’extérieur. Magnifique vue. Georges a trouvé de jolis polos Ralph Lauren à prix cassés et j’ai craqué pour des mocassins Paul Smith à demi-tarif ! Appareillons ce soir pour les Baléares…

    Séjour en mer
    Ma chère femme,
    Je viens de t’envoyer un peu d’argent par Western Union, tu peux aller le retirer à la ville à partir de demain. J’aurais voulu t’envoyer davantage mais nous ne sommes toujours pas payés. Depuis le départ du capitaine et du second, nous n’avons aucune nouvelle de l’armateur. Des gens du syndicat sont venus nous voir, ils font les démarches pour qu’on soit payés mais on ne sait pas quand ça arrivera. Des gens nous apportent des provisions et on va sur les marchés quand ils remballent pour ramasser des légumes et des fruits. Je donne un coup de main à des compatriotes qui travaillent dans le bâtiment. Je les ai rencontrés au supermarché portugais. Il y a aussi beaucoup de Capverdiens à Marseille. Dis à la famille et aux amis du village que tout va bien et que je serai bientôt de retour avec de l’argent.
    Joaõ

    Vous qui passez sans me voir
    Il n’y a personne pour lever la tête vers les immeubles incroyables ornés de cariatides toutes différentes.
    Il n’y a personne pour écouter les hommes qui ont traversé toutes les mers du globe.

    Vie de quartier
    Il a été baptisé à deux-cent mètres du lieu où son grand-père est mort.
    Sa mère vivait en face.
    Il y a vécu dans trois appartements.
    Il y a travaillé.
    Sa fille y a fait ses premières nuits et ses premiers pas.
    Il n’y mourra sans doute pas.

    Privilégiés
    Réservez dès aujourd’hui votre appartement dans un ensemble neuf de caractère, au coeur d’Euroméditerranée. Vaste séjour ouvrant sur une terrasse avec vue sur la mer. À proximité des commerces, écoles, tramway et métro, votre nouvelle résidence promet une vie sans concession. Devenez un habitant privilégié d’un quartier qui témoigne de la volonté de mettre au cœur de la ville les entreprises pour y créer de la richesse et des emplois qualifiés. Prestations haut de gamme. Frais de notaire offerts jusqu’au 20 juin.
     
    (à suivre)

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  • Clichés marseillais #10

    La joliette

    Clichés marseillais #10 Rue Plumier, à cent mètres de la Place de la Joliette, un groupe de femmes fait chaque jour la causette chez la marchande de légumes. Le local est grand, profond, sombre ; ce devait être un entrepôt de marchandises en provenance ou à destination du monde entier, en passant par le port tout proche.
    Natacha trône derrière un petit comptoir, les femmes sont assises autour sur des chaises en paille. La plupart ont l’accent italien. Elles parlent du quartier, sont nostalgiques de l’époque des « navigateurs » qui fréquentaient le quartier, si beaux dans leurs tenues blanches ; de l’animation qui régnait dans toutes les rues du quartier. D’après leur âge et leurs propos on imagine que ce devait être juste après-guerre.

    Rue Fauchier, à deux pas de chez Natacha, Albert Londres a dormi dans un hôtel où l’on recevait ceux qui arrivaient de destinations plus misérables, en transit vers un avenir plus radieux, ou ceux qui s’en revenaient, vaincus, après avoir tenté leur chance. Jusque vers la fin des années 2000, on pouvait encore distinguer l’inscription peinte sur la façade d’un vaste immeuble aux hautes fenêtres : Hôtel des Voyageurs. Puis l’immeuble a été rasé, remplacé par des appartements modernes. On y trouve de jeunes cadres encore dynamiques travaillant dans des sociétés qui occupent les anciens Docks de La Joliette.

    Face à l’ancien Hôtel des Voyageurs, le bâtiment sans style, de quatre étages, a été construit à la fin de la guerre par le père de l’actuel propriétaire. Celui-ci habite au premier, il est vieux, il sent mauvais, il descend prendre le courrier en pantoufles et robe de chambre. L’été, il enfile un short immense et un maillot de corps grisâtre et sans manche duquel dépassent des touffes de poils blancs.
    Vu l’âge du vieux V., le père devait friser la quarantaine quand il a fait construire l’immeuble.  L’hypothèse est confirmée par une photo encadrée, posée sur un meuble dans l’entrée du propriétaire, au milieu d’un extraordinaire fouillis de vieux papiers, de bouts de ficelle, de bibelots non identifiables sous la poussière qui règne dans tout l’appartement.
    C’est bien sûr un cliché en noir et blanc. Le père, que le vieux désigne volontiers au visiteur, est debout sur une estrade en bois, costume gris à larges revers, cravate sombre, cheveux gominés. Près de lui, deux hommes en tenue similaire. Tous les trois saluent, le bras droit tendu devant eux. L’homme près du père est Simon Sabiani, figure de la politique marseillaise de l’entre-deux guerres, passé du stalinisme au fascisme, échoué en 1944 à Sigmaringen aux côtés de Pétain, Laval, Doriot et Céline.
    Le père V. était transitaire, il a fait des « affaires » pendant la guerre, les bénéfices lui ont permis de construire ce petit immeuble de quatre logements. On imagine le reste.
    Dans la boîte aux lettres du vieux V., un journal entouré d’une bande de papier dépasse de temps en temps : Rivarol. Il y en a des piles chez le vieux.
    Au rez-de-chaussée, deux volets métalliques découvrent une descente cimentée conduisant à un assez vaste garage en sous-sol. Dans un coin, un petit bureau vitré. Pendant quelque temps, l’endroit servira en toute discrétion de local officieux à quelques gros bras. On peut les voir parfois entrer ou sortir chargés de seaux de colle , de balais et d’affiches aux motifs tricolores.

    Un jour, Natacha est chassée de son magasin, comme tous les autres commerçants du pâté de maisons. C’est le début de la réhabilitation du quartier de la République qui va chasser des milliers d’habitants, repoussés vers les cités des quartiers Nord ou vers les coins les plus miteux du centre-ville. Natacha se replie sur un petit local rue Vincent Leblanc. Les voisines viennent encore un peu mais le cœur n’y est plus. Manque d’espace, trop de lumière, on a l’impression d’être en vitrine. Les visites s’espacent, le magasin se vide.
    La devanture de l’ancien local de Natacha a été remplacée par des portes métalliques : c’est la sortie de secours d’un nouveau lieu destiné à la jeunesse branchée qui commence à fréquenter le quartier. Bar, restaurant, salle de spectacle, tables basses, fauteuils profonds, lumière tamisée. On y boit du vin rouge à l'apéritif. Passé l’engouement des premiers mois, l’endroit vivote deux ou trois ans puis l’activité cesse. Dix ans plus tard, le lieu est toujours fermé, les portes métalliques ont été peu à peu recouvertes d’épaisses couches d’affiches jamais nettoyées. Natacha s’ennuie au fond de son petit magasin.
     
    (à suivre)
     
    Photo Anne Savelli

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  • Clichés marseillais #09 

    Rue de la Glace


    Clichés marseillais #09Jusqu’au début des années 80, la Brasserie de Lyon fut un refuge pour des gens qui voulaient simplement boire.
    C’est un local tout en longueur entre rue de Rome et Saint-Fé. Une entrée rue de la Glace, une autre rue Rouget de Lisle. Des tables et des bancs de bois sombre. Des milliers d’auréoles de bière et de vin ont formé une couche grasse sur le plateau des tables. Autant de pantalons ont lissé les bancs.
    Le sol carrelé est couvert de sciure, de mégots, d’épluchures de cacahuètes. La fumée des cigarettes a obscurci le haut plafond. Côté rue de la Glace, la salle un peu plus large accueille un petit comptoir auquel personne ne s’accoude. Dans ce coin, quelques tonneaux dressés tiennent lieu de tables. Un escalier mène à la salle du haut, plutôt réservée aux familles qui veulent éviter aux enfants le spectacle désolant des buveurs. Là-haut, on peut commander Fanta et limonades.
    En bas, on ne commande pas. Sitôt assis on voit arriver devant soi une bouteille de bière de 66 cl qui vient d’être tirée du fût. La bière est brune, tirant vers le noir, la mousse est dense, l’odeur puissante et la bouche reste marquée de caramel et de réglisse. La première fois, si l’on n’est pas prévenu, on peut être effrayé par la quantité délivrée. Et puis la bière coule, fraîche et mousseuse, jusqu’à ce que l’on s’aperçoive, faussement surpris, que le fond est atteint et qu’il va falloir en demander une autre d’un geste de la tête ou de la main.
    Ceux qui ne voudraient pas de bière doivent anticiper pour demander du vin rouge, qui sera alors servi par chopines de 46 cl. Mais ceux-là auront tort. Et toute autre demande attirera les regards des autres consommateurs et la moue réprobatrice des serveuses.
    Les serveuses, justement. On a toujours pensé qu’elles étaient sœurs, même si l’on n’a jamais osé leur poser la question. Elles doivent avoir dans les soixante-dix ans, elles sont trois, petites et sèches comme un coup de trique, tablier bleu sur le ventre creux, chignon blanc sur le dessus de la tête. Braves come tout mais pouvant virer lestement un type qui fait du grabuge.
    Ceux qui font du grabuge ne sont pas les plus nombreux. Les clients viennent ici parce qu’il fait moins froid que dans la rue, parce qu’on est mieux assis que sur un pas de porte et que l’on peut boire pour guère plus cher qu’à l’épicerie. D’autres sont là pour faire avancer l’horloge ; ils boivent en silence, le regard baissé ; ils boivent pour ne plus penser à la femme et aux enfants restés au pays, ou peut-être pour y penser tranquillement. De temps en temps on roule une cigarette, ou on prend une pincée de tabac à priser dans une petite boîte d’aluminium.
    Après quelques verres, il vaut mieux avaler du solide. Le choix est simple : chips ou limaçons. Passons sur les chips dont le seul intérêt est de vous faire boire une bouteille de plus. Mais les limaçons ! A l’aigue sau ! On vous apporte une cuvette en plastique Gilac, qui a dû un jour avoir une couleur mais qui, sans doute par mimétisme, a pris la couleur du bouillon dans lequel baignent les bestioles : brun sale. Au centre de la cuvette, un verre du même plastique contient une louche de limaçons baignant dans leur eau et une pique en bois. La cuvette n’est là que pour recevoir les coquilles vides après que l’on a délicatement extirpé l’animal de sa coquille. Le goût de sel, de fenouil, de poivre, de thym et de peau d’orange séchée se marie à la perfection à l’amertume de la bière. Celui qui a trouvé cet accord parfait mériterait que l’on donne son nom à la rue de la Glace.
    Les limaçons à l’aigue sau, c’est long à manger et ça donne aussi soif que les chips. On commande une autre bière, puis un autre limaçon…
    Parfois, il peut quand même arriver que quelqu’un fasse du grabuge. Ce type à la table d’à côté, par exemple, on sent qu’il va poser problème. Les bouteilles vides s’alignent devant lui jusqu’à former un rempart de verre brun derrière lequel il pique du nez. Le serveur, car il y a aussi un serveur, même âge, même taille et même tablier que les serveuses – peut-être un frère ? – vient encaisser. Ce qui n’est pas du tout du goût du client. Il finit par se lever en titubant, empoigne une bouteille par le col, la casse sur le bord de la table et avance sur le serveur. À notre table, quelqu’un sursaute, grimpe sur le banc et file vers la sortie en courant de table en table. Pendant ce temps, quelqu’un s’est interposé entre le serveur et le type ; lequel finit par se rassoir lourdement, terrassé par l’alcool.
    Un jour, on viendra là en se faisant à l’avance un plaisir de boire quelques bières en dégustant des limaçons. On trouvera porte close. La Brasserie de Lyon rouvrira ses portes quelques mois plus tard. Ce sera devenu un self aseptisé pour employés de bureau et vendeuses. Encore plus tard, des bobos fréquenteront les apéros musicaux !
    On ne trouve plus de limaçons à Marseille. Pour la bière brune, il faut aller dans des pubs…

    (à suivre)


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  • Clichés marseillais #08 

    Menpenti - Luigi

    Le vieux Luigi de Menpenti. Ses yeux d’un bleu plus clair que ceux d’un husky qui aurait confondu le collyre avec l’eau de javel. Accoudé à la rambarde de sa fenêtre au-dessus du garage. Ou bien assis sous l’abribus. Quand quelqu’un s’assied à côté de lui pour attendre le 18, Luigi demande au nouvel arrivant s’il a son ticket. Avant de s’asseoir à côté de vous, il demande s’il faut payer. Luigi est un pince-sans-rire.

    Luigi est né en Sicile et puis un jour il est parti travailler et vivre dans le Nord, à Bologne. Émigré de l’intérieur. Dans le bâtiment. Quand il a pu s’acheter un appartement à Bologne, il s’est dit qu’il était temps de se marier. Il est retourné au village, en Sicile. Il y avait là une jeune femme qui employait quatre ou cinq jeunes filles dans un atelier de couture. Luigi se fit présenter par une vieille cousine puis il alla visiter les jeunes filles une par une. Il parlait avec chacune. Il y en avait une qui lui plaisait bien, alors il lui demanda si elle avait une maison au village. Mais la pauvre fille ne possédait rien du tout. Luigi se dit qu’elle n’était pas pour lui : elle risquait de lui prendre son appartement à Bologne. Finalement, il alla visiter la propriétaire de l’atelier, qui était elle aussi célibataire. Celle-là avait quelque bien, elle pouvait faire l’affaire. Luigi lui expliqua qu’il avait le projet d’ouvrir un magasin dans le village et il lui demanda si elle voudrait travailler avec lui. Mais les employées avec qui Luigi avait déjà parlé dirent à la propriétaire « Non, non, il ne veut pas ouvrir de magasin, il est là pour toi ! ». Au bout du compte, il alla voir la mère de la jeune femme pour lui demander la main de sa fille. La mère voulait bien, mais elle répondit à Luigi qu’il fallait demander à son frère, l’oncle de Bettina, puisque tel était le nom de la jeune femme. Le délicat de l’affaire, c’est que l’oncle appartenait à la Mafia. Il posa à Luigi toutes sortes de questions. Le père de Luigi était pasteur, alors l’oncle se dit que Luigi était un honnête homme (ce qui est quand même un comble quand on regarde bien les choses), un bon chrétien qui saurait se montrer fidèle à sa femme. L’oncle donna sa bénédiction.
    Luigi et Bettina se marièrent donc au village puis ils prirent leurs cliques et leurs claques, vendirent l’appartement de Bologne et s’en vinrent à Marseille. À cette époque, pour un bon professionnel du bâtiment, il y avait un avenir. Luigi travailla. On peut penser que ses yeux bleus lui assurèrent un certain nombre d’affaires chez les veuves inconsolables qui entretenaient les bastides familiales dans la vallée de l’Huveaune. Les jeunes mariés avaient élu domicile sur les hauteurs de La Valbarelle, entre ville et colline, vue sur l’Étoile, le Garlaban, la Sainte-Baume et, en se penchant sur la gauche, la rade de Marseille.
    Quand les enfants arrivèrent, l’endroit devint moins pratique. Le chemin pentu n’était facile ni à la montée ni à la descente. Les voici donc installés en bas, dans une cité proche des commerces et des écoles.
    Mais Luigi cherche autre chose, la cité ne lui convient pas. Les voici maintenant à Sainte-Anne, ça dure quelques années et puis c’est Menpenti. Fin des années 70, le quartier a perdu ses usines mais pas sa population italienne. Ils deviennent propriétaires de deux appartements au premier étage d’un trois-fenêtres marseillais. Un sur la rue, l’autre sur la cour. Les appartements sont dans un piètre état : ils y trouvent des cages à poules et des clapiers récemment désaffectés. Luigi met tout ça sur le trottoir, il casse les cloisons, refait les sols et aménage un grand appartement.
    Luigi prend sa retraite, il promène ses yeux bleus et sa belle chevelure de neige dans l’avenue de Toulon, regarde passer les bus et raconte sa vie à qui le lui demande. Un jour, l’un ou l’autre finira peut-être par en faire une histoire.

    (à suivre)


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  • Clichés marseillais #07 

    Menpenti - La playlist de Marie

    Clichés marseillaisImpossible de penser à elle sans entendre l’infinie bouillie musicale qui baignait en permanence le salon de coiffure. Très probablement la même que celle qu’on aurait pu entendre si l’on avait pu se trouver au même instant dans tous les salons du quartier, voire tous ceux de Marseille. Des morceaux qui s’enchaînaient sans qu’on se rendît vraiment compte que l’un succédait à l’autre. De la musique interchangeable.
    J’étais entré pour la première fois dans ce salon car je venais d’emménager dans le quartier et qu’en longeant l’avenue j’avais remarqué la coiffeuse qui m’avait paru fort accorte. Cette première fois, je ne distinguai, dans le fil sonore infini, que le vieux tube de Cabrel, « Petite Marie ». Je ne suis pas causant chez le coiffeur mais cette fois-là, pour ne pas passer pour un ours dès la première visite, je fis une remarque sur la chanson, comme quoi c’était un de mes titres préférés. La coiffeuse m’apprit alors qu’elle se prénommait Marie. La conversation était lancée.
    Je revins souvent voir Marie, jusqu’à ce que nos rencontres prennent un autre tour, mais ce n’est pas le sujet, je vous renvoie à d’autres écrits. Durant toute cette période, nos conversations tournèrent souvent autour de la musique. Elle n’était pas fan de celle qui était diffusée dans son salon, mais sa clientèle ne supportait pas autre chose. Dans l’appartement qu’elle occupait au premier étage, où nous nous retrouvions après la fermeture, elle écoutait des choses beaucoup plus audibles. Nous passions des soirées canapé, bercés par les multiples concerts de Keith Jarrett, Köln bien sûr, mais aussi Bremen, Lausanne et Londres. Le rituel obligatoire des fins de soirée, alors que nous étions au lit depuis pas mal de temps, consistait à mettre en boucle Summertime par Janis Joplin qui avait l’immense mérite de faire fondre Marie entre mes bras.
    A force de plaisanter sur l’ambiance musicale de ses journées, nous en vînmes à échafauder un plan d’enfer pour bousculer les petites dames qui venaient faire la couleur. Nous avons passé je ne sais combien de soirées à composer des listes dans iTunes, mélangeant la soupe habituelle à quelques perles moins convenues, poussant le vice à insérer les publicités qui rendraient plus crédible la supercherie.
    Un jour, nous nous sentîmes prêts, disposant de plusieurs dizaines d’heures d’enregistrement, copiées sur un iPod. Marie brancha l’appareil sur la mini-chaîne du salon. Ce matin-là, nous guettions Madame Colombani qui, entre deux réflexions sur les instituteurs toujours en congé et les cheminots toujours en grève, laissait agir une bonne couche de teinture acajou sur ses rares cheveux. Je faisais mine d’attendre mon tour dans le fauteuil de skaï blanc quand a retenti le hurlement de Arthur Brown dans Fire : « I am the god of hell fire and I bring you… ». Le bond de la pauvre vieille déclencha chez Marie un tel fou-rire que nous dûmes nous éclipser au premier étage, prétextant une forte odeur de gaz. Nous roulions sur le lit en essayant d’étouffer les rires de l’autre, ce qui ne faisait qu’empirer les choses.
    Ce n’est que lorsque Arthur Brown eût cédé la place à Michael Jackson que nous réussîmes à nous calmer et à redescendre pour rassurer Madame Colombani.
    Depuis, l’eau a coulé dans l’Huveaune, le sirop sonore dans la chaîne de Marie et nos relations se sont éteintes. Mais aujourd’hui encore, quand le ciel est trop bas et trop gris dans ma tête, je n’hésite pas à me repasser Arthur Brown. « You gonna burn... burn... burn... burn... burn... burn… »
    Rémission garantie.

    (à suivre)


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  • Clichés marseillais #06 

    Menpenti - Ceux qui viennent du large

    « Marseille appartient à qui vient du large »
    Blaise Cendrars

    Clichés marseillais- Pas trop court sur le dessus, Marie, qu’après on me voit le crâne et que j’y attrape des coups de soleil ! C’est que des cheveux, j’en ai eu, mais maintenant y en a plus guère… On peut pas être et avoir été, pas vrai ?
    - Sûrement, Madame Colombani.
    - Tè, vé, qui voilà : Madame Truqui. Et alors, vous gardez pas le petit, que c’est mercredi ?
    - Eh non, ils ont l’école aujourd’hui, ils rattrapent d’avance le vendredi parce qu’ils font le pont de l’Ascension.
    - Ah, ils font le pont, encore ? Les instituteurs, on dirait qu’ils travaillent dans les travaux publics, tellement ils en font, des ponts ! Et en plus ils sont de longue malades. Ceux-là, on voit qu’ils sont pas à leur compte… Quand j’avais le magasin, jamais j’ai été malade, moi. Et les vendeuses, pareil. Dès qu’il y en avait une qui manquait, c’était pas compliqué : Tu es malade, Nine ? Eh ben va te reposer au chômage ; ici c’est plus la peine que tu retournes. Ça leur a vite passé, la maladie ! J’ai pas raison Marie ?
    - Sûrement, Madame Colombani.
    - Bon, quand même, tu peux en couper un peu, hein ? Tu veux me faire revenir la semaine prochaine ou c’est tes ciseaux qui coupent plus ?
    - Je suis en train, Madame Colombani, je suis en train.
    - Tu es en train ? Alors tu as de la chance, parce que les trains, ils circulent plus beaucoup. Ceux-là, là, les cheminots, quand ils sont pas malades, ils sont en grève. Et entention, ils sont en grève mais ils sont payés ! Tè, pas fadas ! Comment tu veux que le pays y marche, comme ça ? Y faudrait un bon coup de balai, c’est sûr. Tu es pas d’accord, Marie ?
    - Oh moi, le balai, dans le salon, j’arrête pas…
    - C’est sûr, tu travailles, toi, c’est pas comme ces feignants qui traînent toute la journée. Tu les as vus, devant Le Balto ? Le chômage, il a bon dos, va ! Du travail, si on en veut, y en a. Moi j’ai toujours travaillé : déclarée, pas déclarée, c’est pas grave, l’important c’est de travailler. J’en connais, des patrons, ils trouvent plus degun qui veut travailler. Les gars, ils viennent pour l’embauche, la première chose qu’ils demandent c’est les horaires, la mutuelle, les RTT. Tu le crois, toi ?
    - Moi j’ai Yasmina, l’apprentie, elle est sérieuse.
    - Oui, mais Yasmina c’est pas pareil. Je te parle des autres, là, tu sais bien ! Bientôt les patrons ils vont tous mettre la clé sous la porte et ils partiront à l’étranger. Même à eux on vient les emboucaner ! Quand c’est pas les Impôts, c’est l’URSSAF et quand c’est pas l’URSSAF c’est l’Inspection du travail. Tu veux pas qu’ils en aient marre, eux aussi ? Qu’est-ce que vous en dites, vous, Madame Truqui ?
    - Moi ma fille elle travaille à l’URSSAF, à l’accueil. L’autre jour elle s’est fait taper dessus par un patron qui devait des sous et qui voulait pas payer. Elle a encore une brave bouffigue sur la figure, il faut la voir !
    - Non, mais je dis pas ça pour votre fille, peucheure. Faut car même avouer qu’y en qui exagèrent. Et à part ça, Madame Truqui, vous êtes allée au Royaume, faire les commissions ?
    - Eh oui, faut bien manger… Mais le cabas il est de moins en moins lourd.
    - Ah mais c’est l’euro, ça ! ils nous ont bien eus, encore, là ! Regardez la baguette, elle valait un franc, maintenant c’est un euro. Mais les salaires, ils ont pas suivi. Et allez, ni vu ni connu je t’embrouille ! Avec l’Europe, on se fait toujours avoir. Une fois c’est pour les Grecs, une fois pour les Portugais, une fois pour les Espagnols. Il paraît qu’ils font faillite… Et nous, qu’est-ce qu’on y est pourquoi ?
    - Après, ils disent que ce sera les Italiens…
    - Ah mais les Italiens, c’est pas pareil ! Moi j’ai la famille là-bas, tu peux y aller, c’est des travailleurs. Quand ils travaillent pas, c’est qu’ils peuvent pas faire autrement. Mais bon, ils arrivent toujours à se débrouiller. Tu vois ce que je veux dire... Par contre, les autres, je te remettrais tout ça à la mer, et ouste, au large, on rentre à la maison ! Parce que bientôt, Marie, si on laisse faire, tu me crois ou tu me crois pas, mais Marseille, elle appartient à celui qui vient du large !

    (à suivre)


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  • Clichés marseillais #05 

    Menpenti - Mes mardis chez Marie

    Clichés marseillaisLe dernier mardi du mois, à neuf heures quinze, je vais voir Marie. Il y a encore peu, j’y allais le vendredi soir. Depuis que je ne travaille plus, je préfère le mardi matin. Elle est plus en forme, l’odeur de sa transpiration ne domine pas encore celle de l’eau de toilette dont elle use sans abus.
    Disant cela, je ne voudrais pas vous laisser croire que son odeur de transpiration m’indispose. Non, ce n’est pas cela. J’aime au contraire cette odeur, mais je l’aime lorsque j’en suis la cause. J’aime trouver Marie fraîche et la quitter toute moite de notre rencontre.
    Ceci dit, je reviens au mardi matin en question, où je porte une attention particulière à mon aspect et à ma tenue. Je ne néglige ni le brossage de dents, ni le rasage, la douche, le déodorant et la lotion après rasage. Je sais que Marie n’est pas indifférente à ces petites attentions qui sont déjà des présents que lui destine. Tout est dans le détail. À 9h05 précises, je sors de chez moi. Chaque pas va maintenant augmenter la tension en moi – il ne faudrait d’ailleurs pas qu’en prenant à droite je me rende chez ma généraliste qui n’en croirait pas son tensiomètre et aurait tôt fait de me garder en observation, mais ce n’est pas le sujet, le sujet c’est Marie et donc – tension qui monte comme celle de la corde s’apprêtant à décocher sa flèche et à 9h15 pile je suis au bout de l’avenue et je sonne chez Marie.

    *

    Nos rendez-vous ne laissent que peu de place à l’improvisation et c’est pour moi ce qui en fait le charme. Nous avons tous deux passé l’âge de la gêne et des hésitations, même si Marie est bien plus jeune que moi, comme il se doit.
    À peine suis-je arrivé qu’elle se saisit de mes vêtements et les suspend sur des cintres dans sa penderie. Nous nous installons ensuite, toujours dans la même position, et elle fait couler l’eau qu’elle sait régler selon mon goût. Pour les préliminaires, sa position est intangible : derrière moi, de façon que je ne puisse me repaître de sa contemplation, cela sera pour plus tard. Elle fait ruisseler l’eau sur moi, avant de poser ses doigts légers mais fermes sur mon corps et de les faire longuement aller et venir. Je demeure immobile, c’est la convention qui régit nos échanges. Elle reste à l’initiative tout du long, de bout en bout. Quand elle estime que cela a assez duré – ce n’est jamais moi qui peut décider du terme – nous changeons de lieu et de position, sans toutefois que je puisse à aucun moment donné me trouver à la manœuvre. Elle se fait alors tourbillon, effleurements, attouchements, pressions et je peux l’admirer flamboyante, répétée dans les grands miroirs qui entourent l’endroit. Je m’envole enfin vers des rêves dont elle n’imagine pas la première image.
    Je ne vous livrerai pas la suite de ces rencontres car je ne voudrais pas abuser de votre tolérance.
    Disons simplement que la conclusion est toujours la même : On leur met un peu de laque, ou on les laisse naturels ? Naturels, Marie, naturels.

    (à suivre)


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  • Clichés marseillais #04 

    Menpenti - La vieille dame

    Clichés marseillaisAu hasard des rues, on peut rencontrer la vieille dame. On pense « la vieille dame » parce qu’elle ressemble à celle de Babar. Charmante petite vieille dame à la belle chevelure grise, elle semble fragile comme un oiseau. On la croise à la supérette, que les anciens continuent d’appeler Le Royaume vu qu’avant c’était Le Royaume de la Chantilly, célèbre pour ses chouquettes et… sa chantilly. Les samedis et les dimanches, ils font toujours les chouquettes et la chantilly, mais pour le reste c’est du standard. Donc on peut croiser la vieille dame faisant les commissions : quelques articles à chaque fois, une demi-plaquette de beurre, deux tranches de jambon, un paquet de café. C’est moins lourd et ça permet de revenir plus souvent, de voir du monde.
    Un jour, après l’avoir croisée à la supérette, on la croise devant la pharmacie ou chez Mehdi, le marchand de légumes, bien plus bas dans l’avenue. On est un peu surpris qu’elle ait fait le trajet aussi vite. D’autant qu’en remontant on la retrouve chez Jean-Marc, le marchand de journaux. Diable de vieille dame !
    Ça peut durer des semaines, voire des mois. À chaque fois, on se dit que ce petit bout de femme est décidément partout.
    Puis un jour on comprend : il n’y a pas une vieille dame, mais deux. Deux sœurs jumelles toutes pareilles, même œil vif, même masse de cheveux mi-longs, mêmes vêtements. Impossible de les distinguer. Voilà pourquoi elles semblaient être partout : elles y étaient ! On a envie de les aborder, de leur dire combien on les trouve belles, qu’on aimerait les photographier, mais on n’ose pas et elles passent leur chemin. De dos, elles sont toujours identiques.
    Le quartier, lui, s’est dédoublé : anciens trois fenêtres marseillais d’un côté, résidences blanches de l’autre. L’accent n’est pas le même, les votes non plus. À cinq cents mètres, on a construit une patinoire, on y prévoit un cinéma multiplexe de quatorze salles, un centre commercial. Le quartier devient plus lisse et plus froid.

    (à suivre)


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  • Clichés marseillais #03 

    Menpenti - Le Bar des Miroirs, fin

    Le Bar des Miroirs, ce n’est pas le genre qui se hausse du col. Il fait l’extrémité d’un pâté de maisons tellement pointu que le local n’a que trois murs. Il faut se glisser entre le comptoir et la vitrine pour accéder au tabouret coincé dans la pointe. De là, on prend tout le bar en enfilade. À droite, Jeannette déambule devant un choix limité de bouteilles plus ou moins défraîchies. Les pastis n’ont pas le temps de vieillir, mais l’étiquette du Fernet-Branca n’a plus de couleur et personne ne se souvient du dernier client qui en a bu, sans doute à la suite d’un pari stupide.
    Après le bar, la chambre froide en bois, style glacière. Jeannette vient y puiser les cannettes de bière, l’eau pour le pastis et les rares sirops. Il y a beau temps que la tireuse à bière du comptoir n’est plus en fonction. Panne ? Manque de demande ? On ne sait pas et du coup on a le choix entre la Kro en bouteille ou le verre rempli à la bouteille d’un litre de Valstar. Et comme l’eau fraîche était dispensée par la tireuse, il faut maintenant remplir des carafes et les mettre au frais.
    Sur le petit côté s’ouvre une porte minuscule donnant sur une cuisine. Même Jeannette, déjà pas bien grande, doit courber la tête pour ne pas cogner. C’est là qu’elle prépare son repas. Le reste de la salle est occupé par quatre tables.
    Et puis il y a les miroirs qui ont donné leur nom au bar. Encore spectaculaires malgré les ébréchures et les écaillures. On dirait qu’on a voulu construire un modèle réduit des grands bars qui jalonnaient la Canebière d’avant-guerre.
    Mais Menpenti n’est pas la Canebière. Ici, avant-guerre, c’était un quartier d’usines. Même qu’à la Libération certaines avaient été réquisitionnées par les ouvriers et les syndicats pour remplacer les patrons un peu trop compromis avec l’occupant. Le Bar des Miroirs accueillait les travailleurs pour le café du matin, l’apéro du midi, la bière du soir.

    Les usines ont disparu, remplacées par des bâtiments d’habitation. L’autoroute a coupé le quartier en deux. De ce côté, on trouve autour du Bar des Miroirs les bureaux de la Mutuelle des travailleurs et les petits commerces habituels. La droguiste, perdue au fond de son bric-à-brac, vend toujours savon de Marseille en gros blocs, garde-manger, débouche-évier, clous au kilo et tamis pour la soupe de poisson. Le poissonnier résiste aux grandes surfaces en alimentant quelques restaurateurs bien avisés. On y échange les recettes : « Le poisson, toujours le mettre à four froid, et on le laisse vingt minutes en chauffant jusqu’à 220°. Alors, qu’est-ce qu’on lui fait ? Ecaillé vidé ? Vous le prenez en revenant des légumes ? D’accord, à tout à l’heure. » Le Foyer du Peuple arbore les affiches pour le SMIC à 1 700 euros et la défense des centres de santé mutualistes. Y a-t-il encore un autre bar à Marseille où l’on trouve L’Humanité sur le comptoir, le mot Foyer écrit au stylo en capitales sur la première page ? On y tient quelques réunions avec des militants ayant connu la guerre, les jeunes retraités y font figure de jeunes tout court.

    (à suivre)


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  • Clichés marseillais #02 

    Menpenti - Le Bar des Miroirs, suite

    Clichés marseillaisAujourd’hui, ils sont là tous les deux. Jeannette derrière moi, Công assis à sa table, dans le coin, étudiant les pronostics hippiques de La Provence. Samedi, onze heures, on pourrait s’attendre à voir la foule des habitués de l’apéro. Mais non, pas ici. Des habitués, il n’y en a plus guère. Le grand Lolo est là, mais il ne boit plus. Seulement le café, et un verre d’eau de temps en temps. Pourtant, il en a éclusé, des mètres et des mètres de môminettes ! Et c’est pas lui qui va mettre l’animation : un mot au quart d’heure, jamais plus. Il trimballe son mètre quatre-vingt-dix et ses 130 kilos de la barre à la porte, regarde la rue et revient. De longue. Il n’attend rien ni personne ; juste, il regarde. De toute façon, pas besoin de parler : Françoise s’en charge. À la table près de l’entrée, elle n’arrête pas. C’est Radio Menpenti ! Jamais contente, toujours à se plaindre et à critiquer : les chômeurs, les fonctionnaires, les Arabes, les jeunes, les grévistes, les voisins, tout le monde en prend pour son grade. Personne ne répond, mais elle s’en fiche, elle n’est pas là pour discuter : elle est là pour parler. Chez elle, toute seule, elle doit parler aux murs…

    Ce matin, il y a aussi le type en noir. C’est Công qui l’a surnommé comme ça parce qu’il est toujours habillé de noir, que personne ne connaît son nom, qu’on ne sait ni ce qu’il fait ni où il habite. C’est « l’habitué occasionnel ». Il passe de temps en temps, s’assied à une table ou sur un tabouret, il n’est pas bien fixé. Si Công lui propose le journal, il y jette un coup d’œil rapide. Selon l’heure, le jour ou la météo, il commande un café, une bière ou un pastis. Le genre avec lequel on ne sait jamais sur quel pied danser. On ne peut pas le traiter en étranger parce qu’il a l’air de connaître les gens du quartier. Quand Mario, le pizzaiolo, ou Gé, le poissonnier, passent au bar, ils viennent le saluer. On leur a bien demandé qui c’était, mais personne n’en sait plus que nous. Si ce n’est qu’il mange des pizzas et du poisson. Moi je dirais plutôt qu’il est là pour faire passer l’heure, pour écouter et regarder en vidant lentement sa tasse ou son verre. Maintenant, il s’en va, onze heures et demie pile, comme chaque fois. On va encore se demander « D’où y sort çui-là ? » Et puis on retournera à la routine : un aller-retour pour Lolo, une vacherie pour Françoise, un coup d’éponge pour Jeannette.

     (à suivre)


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  • Clichés marseillais #01

    Menpenti - Le Bar des Miroirs

    Clichés marseillais #01 - Menpenti - Le Bar des MiroirsCe soir, Jeannette a pris soin de moi. Elle m’a bien astiqué. De bas en haut, de haut en bas, sa main allait et venait pour me faire reluire. J’ai d’autant plus apprécié que l’occasion ne se présente plus tous les jours. Surtout depuis qu’elle s’est fait arracher le collier et qu’elle est obligée de porter une minerve. Elle a pris un sérieux coup de vieux. Faut dire qu’on se fait pas jeunes tous les deux. Bientôt cinquante ans de vie commune. Cinquante ans que je la supporte. Cinquante ans qu’elle passe ses journées derrière moi.
    Elle ne se rend pas bien compte, mais face aux clients, c’est quand même moi qui suis en première ligne. Si certains gardent leurs distances, il y en a qui ne se gênent pas pour venir se frotter, pour coller leur ventre contre le mien, laissant traîner leur mains poisseuses sans même y penser, tout en entretenant avec Jeannette une conversation vide, sans intérêt, éternellement rabâchée.

    Certains font un peu plus attention à moi. Des nouveaux, surtout, qui dès le seuil me jettent un regard étonné, curieux, puis admiratif. Mais ceux-là, je les crains encore plus que les autres. Il y en a qui ont carrément voulu m’acheter : « Madame, vous ne le vendriez pas votre comptoir ? » Jeannette les a vite rembarrés, mais à force de propositions, qui sait si elle ne finira pas par craquer ? Surtout dans son état : elle va finir par la prendre, sa retraite.
    C’est vrai que des comme moi, on n’en voit plus guère. Un des derniers de Marseille, il parait. Un corps en chêne blond patiné, le dessus tout en zinc avec le bord qui remonte légèrement pour ne pas laisser tomber les gouttes, la barre en bas pour poser un pied négligent, la barre en haut pour le coude, l’arrondi d’un côté pour fermer l’espace réservé à Jeannette. J’ai même entendu dire que j’étais en photo dans un livre.
    Mais moi, je ne veux pas partir. Quitter le Bar des Miroirs, Jeannette et Menpenti ? J’en mourrais ! C’est qu’ici, je connais tout le monde, et les histoires de tout le monde. Même sur Jeanette, je connais des choses dont elle ne se doute même pas. Par exemple, quand elle a été fatiguée après l’histoire du collier, c’est son mari, Công, qui a tenu le bar. Et autant il peut être discret avec les clients, autant il parle quand il est seul avec moi. J’en ai appris de bonnes ! Quand Jeannette est revenue, je l’ai regardée d’un autre œil… Mais ne comptez pas sur moi pour répéter ce que je sais. Ça reste entre Công et moi.

    (à suivre)


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