• Clichés marseillais #58

    Clichés marseillais #58

    Dattylos rauques

    Clichés marseillais #58Stella et Roger se sont découvert une soif d’apprendre, de connaître qui jusque-là est restée cachée à leurs yeux. Un peu parce qu’on ne le leur a pas montré, un peu parce qu’ils n’ont pas cherché à voir, c’est vrai. L’organisation est le lieu de leur apprentissage. Mais pas seulement. Ils sont curieux de tout et veulent par exemple savoir comment les militants qu’ils croisent en sont arrivés là. Pour ça, Roger est une source inépuisable. Il aime raconter les histoires et garantit qu’elles sont toutes plus ou moins vraies, sauf celles qui sont plus ou moins fausses… Au début, Stella s’indigne et tient à distinguer le vrai de faux. À quoi Roger répond que ce qui est arrivé aurait pu ne jamais se produire et parfois il s’en est fallu d’un rien que les évènements se déroulent autrement. Quelle importance ?
    Il leur raconte l’histoire de Marco telle que celui-ci la lui a dite. L’histoire se passe à l’automne 1968.

    Marco remarqua d’abord l’odeur, comme des os en train de cuire, un bouillon rance, une odeur grasse pénétrant par les fenêtres entrouvertes du bus et que le mistral n’avait pu disperser, n’ayant pas soufflé depuis des semaines. Des semaines qui suivraient, Marco garderait le souvenir très physique d’un nuage épais s’échappant des savonneries environnantes, collant à la peau et aux vêtements, stagnant sur ce quartier de bord de mer, formant dans le ciel de novembre une calotte grise visible depuis le centre-ville. La ville était maintenant derrière lui, il la quittait, avec tout ce qui l’avait jusque là retenu, l’avait gardé prisonnier.

    Prisonnier de cette petite vie qu’il ne supportait plus, sa famille qui ne le comprenait plus, pas plus qu’il ne la comprenait lui-même, ses amis d’enfance au quartier, dont l’ambition se limitait, comme ils disaient, à « se lever une petite » au Bar Pierre, où ils allaient claquer l’argent de poche généreusement accordé par le papa avocat, notaire ou antiquaire qui achetait ainsi la tranquillité et l’invisibilité du fils. Fils à papa, Marco ne l’était pas mais le clan déteignait parfois sur ses pensées. Pensées vides, penser en rond, penser à rien. Rien ne le retenait, rien ne pourrait l’empêcher de vivre ce qu’il avait décidé de vivre, d’accomplir enfin quelque chose.

    Quelque chose s’était brisé chez lui quelques mois auparavant, en juin, quand il avait vu ces ouvrières de l’usine de dattes, les voix rauques à force de cris, franchir les grandes portes jaune et rouge et rentrer en pleurant pour reprendre le travail après un mois de grève. Grève générale, avait dit le Grand syndicat, alors que les filles avaient quitté la chaîne depuis déjà huit jours et faisaient le tour des usines du coin pour étendre le mouvement. Les mouvements de leurs bras, sans cesse répétés pour empaqueter les fruits collants dans de petites boîtes de carton, c’est ça qui les tuait, attraper les dattes défilant sur le tapis, en disposer quinze au fond de la boîte, à peine moins sur le dessus, en tout ça fait dans les 127 grammes, c’est écrit sur la boîte. La boîte tournait bien à l’époque, un millier de filles épuisées par des mouvements tellement ancrés dans leurs corps qu’un samedi après-midi et un dimanche, leur repos hebdomadaire, ne parvenaient pas à les reposer, et là, après ces jours de grève, elles commençaient juste à les oublier, ces gestes répétitifs, prendre un petit carton à gauche, un paquet de dattes devant sur le tapis, les répartir dans le carton, poser la boîte pleine à droite, recommencer sans fin.

    Fin de partie avaient-elles dit, et une autre vie leur était apparue, comme si un rideau se levait sur un nouvel acte. Acte II, le grand souffle de la grève, tout avait pris de nouvelles dimensions, les filles étaient autre chose que des bras, des voisins venaient les voir, discuter, passer un moment à l’usine, partager un casse-croûte. La croûte d’indifférence se lézardait, les gens dans la ville se mettaient à parler, des sourires revenaient sur les visages d’ordinaire tellement fatigués, usés, un souffle frais pénétrait par les parenthèses ouvertes dans le temps.
    Le temps pourtant jouait contre cette liberté nouvelle, on agitait la peur, de manquer, du désordre, de l’inconnu, de la parole libérée, même chez ceux qui avaient crié « Grève générale ! » sans vraiment y croire, parce que de toute façon la grève était là, parce que la pression montait, qu’ils ne pouvaient plus s’y opposer, en pensant que ça ne prendrait pas et qui maintenant ne savaient pas comment arrêter l’affaire.
    L’affaire était entendue pour Marco qui lui y avait cru, sincère et naïf jusqu’à l’excès, qui avait passé ses jours et ses nuits avec les filles des dattes, les « dattylos » comme il les appelait déjà quand il les emmenait danser avant la grève et l’occupation de l’usine. L’usine était à elles et lui se rendait utile tant qu’il pouvait, une course, un coup de balai, un tour de garde. « Garde rouge » elles l’appelaient, après qu’il leur avait lu quelques pages de son petit livre, avant que tout parte en vrille, qu’elles soient vaincues, que son cœur se brise et qu’il se sente couler, en même temps que coulaient les larmes des filles.
    Les filles après avoir crié, après avoir pleuré, avaient baissé les yeux et Marco n’osait plus les approcher, trop de rêves cassés, trop de déception, trop d’amertume, trop de tout, trop de rien. Rien ne le ramènerait vers ce à quoi il avait cru, avant de se dire cette fois c’est fini, on y est, voilà.

    Voilà d’autres quartiers traversés par le bus, toujours plus loin du centre, sa destination approche, cet appartement loué dans une tour banale au fond du plus banal des quartiers. Pas de quartier, a-t-il décidé, cette fois il veut leur faire payer, dans leur chair, dans leurs os, il va se préparer, se faire oublier, se fondre dans la masse, rejoindre les invisibles, les inexistants,  ceux qui ne sont rien pour ceux qui ont tout, disparaître dans l’anonymat et quand il sera prêt, il agira puis il réapparaîtra, ce sera sur les écrans du journal télévisé, sous les yeux horrifiés de sa famille, de ses amis et des bonnes âmes, entre les images d’une veuve bien mise pleurant son mari lâchement assassiné devant les portes jaune et rouge de son usine et les commentaires indignés de journalistes serviles.

    Roger se tait.
    – Et alors ? demande Stella.
    – Alors, l’histoire est finie.
    – Comment ça, finie, tu n’as pas le droit ! Qu’est-ce qui s’est passé ? Il l’a fait ?
    – C’est important ?
    Stella fixe Roger de ses grands yeux, bouche bée. Ça doit mouliner à toute allure dans sa tête.
    – Non, pas forcément.

    (à suivre)

    À suivre chaque jour sur https://www.facebook.com/jeanpaul.garagnon

    L'intégrale est à retrouver sur ce blog http://brigou.eklablog.com/cliches-marseillais-c31530712

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