• Clichés marseillais #44

    Clichés marseillais #44

    Dugommier - Louise Michel

    Clichés marseillais #44– Alors ça y est, ils t’ont mis le grappin dessus ? Ils n’ont pas traîné, dis donc !
    Ber tapote en rythme son stylo contre le bureau, Gigi comprend qu’il apprécie moyennement son intégration à l’organisation. Il se doute que son ami est déçu, il ne sait pas trop comment lui expliquer le truc. Ils se regardent un moment en silence, ça pourrait basculer d’un côté ou de l’autre. Et puis, à mieux y regarder, Gigi comprend que Ber n’est pas vraiment fâché. Il y a une espèce d’ombre de sourire sur sa tronche d’ours mal léché, que le soleil ne parvient pas à franchement dessiner, sans que les nuages ne l’avalent.
    – Sur l’usine, c’est eux qui se bougent, tu sais bien… On ne peut pas tout miser sur les discussions avec les patrons ou la Préfecture. Tout le monde nous balade, dans cette affaire. Et on sait comment ça finira, ils vireront des centaines de gars ! Les autres n’ont fait que me menacer après la manif et mon inculpation, et ça m’a bien filé les boules. Je ne peux pas leur faire confiance.
    – Si je peux comprendre ça, tu peux comprendre aussi qu’on n’adhère pas à une organisation comme celle-là juste parce que ses militants te défendent mieux au boulot ! C’est pas que du syndicalisme, là, c’est de la politique !
    – Justement, j’ai entendu des tas de discours à Bruxelles, d’accord j’ai pas tout compris, je n’ai ni ta formation ni ta culture, mais sur l’URSS, au fond c’est ça que je pense depuis pas mal de temps. Le coup des chars russes à Prague en 68, ça m’est resté drôlement en travers de la gorge !
    – Je sais, Gigi, on en a déjà discuté. Je ne suis pas en train de te dire que tu es un toti qui s’est laissé rouler dans la farine. Ce serait te manquer de respect. Je veux juste m’assurer que tu sais ce que tu fais et que tu ne le regretteras pas demain.
    – Ce que je risquerais de regretter, c’est de ne pas saisir l’occasion de faire quelque chose que je trouve important, à mon petit niveau, c’est sûr, mais il faut bien que chacun fasse ce qu’il peut faire, non ? Pourquoi tu penses que Miguel m’a envoyé te voir ? Il avait bien vu que ça me travaillait !
    – Sur l’engagement, je te suis à cent pour cent ! J’espère seulement que tu continueras à garder les yeux ouverts et à t’intéresser à tout comme tu le fais en ce moment.
    – C’est bien mon intention, t’en fais pas !
    – Dans la vie, tu vois, et là je vais te chanter mon couplet vieux con, il y a beaucoup de gens qui abandonnent leurs convictions, par fatigue, par désillusion ou parce que la vie leur apporte autre chose… Je ne parle pas de ceux qui se font acheter avec une promotion, un joli mariage, c’est autre chose. Il y en a d’autres qui changent tout en tâchant de se persuader qu’ils restent fidèles à ce qu’ils étaient ; ceux-là parlent de pragmatisme.
    – C’est-à-dire ?
    – On va dire que ça consiste à regarder d’abord le possible, la possibilité d’agir sur la réalité. Par exemple, on connaît tous les deux des syndicalistes qui refusent de se battre sur certaines revendications en disant Mais le patron n’acceptera jamais ! Alors que d’autres partent de ce qui est nécessaire pour les gens, même si au départ ça semble impossible, le reste étant une question de rapport de forces et de négociation.
    – Je vois le genre.
    – Si tu as une demi-heure, je vais te montrer quelque chose.
    – Allez, c’est bon.
    Ber ferme le bureau et les voilà qui sortent de la Bourse. Ils descendent Garibaldi, traversent la Canebière et prennent Dugommier. Pas loin sur la gauche, après un cinéma qui passe surtout des westerns à la noix, Ber s’arrête devant un hôtel minable et montre une plaque apposée sur la façade. Ici est décédée le 9 janvier 1905 Louise Michel, héroïne de la Commune.
    – Louise Michel, ça te parle ?
    – Roger a une tante qui s’appelle comme ça, à Saint-Marcel, mais ça doit pas être la même…
    – Tè, ça c’est pas mal ! Mais non, tu as raison, c’est pas la même. Celle-là, elle a été, comme dit la plaque, une héroïne de la Commune de Paris, en 1871.
    – Ça, je connais.
    – La Louise, elle n’a pas fait partie des 20 ou 30 000 communards exécutés par ordre d’Adolphe Thiers, le sinistre Marseillais au prénom prédestiné. Elle a été déportée en Nouvelle-Calédonie, elle en revient en 1880 et jusqu’à sa mort elle défendra ses idées, l’antimilitarisme, l’anarchisme, contre la misère, pour les ouvriers, contre la peine de mort… Rien ne l’a fait céder et pourtant ils ont tout essayé ! On pourra en reparler, mais là, ce que je veux te dire, c’est qu’on n’est pas tous des héros, loin de là ! Seulement, de temps en temps, c’est pas mal de penser à des gens comme elle !

    (à suivre)

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