• Clichés marseillais #24

    Clichés marseillais #24

    Manif interdite, suite

    Clichés marseillais #24Le froid saisit Gigi à la seule vue de la nuit maintenant complètement noire. La chaleur du thé est loin déjà. Le boulevard Garribaldi est complètement bouché, les gens rentrent du travail, c’est la cohue habituelle. Au milieu du carrefour, un policier juché sur un podium agite son bâton, blanc celui-là, dans de vaines tentatives pour régler la circulation. Si l’histoire s’était passée un an plus tard, Roger aurait pu penser à Tati dans Traffic, mais nous ne sommes encore qu’en 1970, chaque chose en son temps !
    En passant devant La Taverne, Gigi regarde s’il aperçoit Ber, habitué des lieux. Non, il n’a pas l’air d’être là, par contre leur chef de groupe y est, devant le comptoir, en train de payer. Ils se sont vus mais ont tout de suite détourné le regard : le rendez-vous n’est que dans deux minutes, avant l’heure c’est pas l’heure ! Il faut attendre que le feu passe au rouge pour traverser. Le reste du groupe arrive, puis le responsable vient passer les consignes :
    – On va se rassembler et partir en manif, mais cette fois ce sera en courant, il faut qu’on fasse le parcours le plus long possible, jusqu’à ce que les flics arrivent. On attendra le coup de sifflet pour se disperser. Ok ?
    Acquiescement général.
    – Personne ne part avant le sifflet ! Ensuite, chacun rentre chez soi directement,  on va pas boire des coups, on traîne pas, les flics risquent de ratisser les alentours et d’arrêter tout ce qui ressemblera à un manifestant. Après la dispersion, jetez vos drapeaux dans une poubelle ou une bouche d’égout.
    – Dommage, ils auraient pu resservir…
    – On s’en fout, faudrait pas vous faire prendre avec. Et dès que vous êtes en lieu sûr, vous appelez le numéro que je vous ai donné cet après-midi. C’est chez mon oncle, il y sera, vous donnez simplement votre prénom. Faites-le parce que c’est comme ça qu’on saura qui a été arrêté ! Tout le monde a retenu le numéro ?
    Un gars sort un papier pour vérifier.
    – Putain mais tu es con ou quoi ? J’ai dit de l’apprendre, le numéro, pas de l’écrire ! Tu es pas foutu de retenir six chiffres ?
    Le gars relit son papier une ou deux fois et l’avale.
    – C’est bon, pas de zèle, dit le chef de groupe en se marrant.
    L’incident a détendu l’atmosphère. Mais Gigi ne peut pas s’empêcher de demander :
    – Tu as l’air de dire qu’il y aura forcément des arrestations !
    – Les gars, pas la peine de rêver ! Tout à l’heure, ils ont laissé partir tout le monde, mais ce sera différent cette fois. Allez, on s’éternise pas, vous me suivez.
    – On va où ?
    – Là où on doit aller !
    – J’aurais essayé, rigole Roger.

    Gigi pensait descendre vers la Canebière, mais les voilà partis dans l’autre sens. Quelques mètres puis ils prennent à gauche, rue Mazagran. La rue étroite et quasiment déserte sent la pisse de chien. Roger fait signe à Gigi et ils traversent pour marcher sur le trottoir d’en face.
    – On sera plus discrets, comme ça.
    – Tu as l’habitude de ce genre de manifs, on dirait, demande Gigi.
    – Disons que c’est pas la première.
    – Et les gars du syndicat, ils ont l’air au point, dis-donc ?
    – Ouais. En fait, c’est un copain à nous qui a organisé le truc.
    – C’est qui, nous ?
    – Disons qu’on est quelques-uns comme moi, à l’usine, ceux que les autres traitent de gauchistes. On a un camarade qui est délégué, mais les autres ne savent pas qu’il est avec nous. Je t’expliquerai, si ça t’intéresse, mais là c’est pas trop le moment.
    – Ok.
    Le groupe avance d’un bon pas, on tourne à droite, à gauche, une ruelle finissant sur un escalier qu’on monte puis c’est la rue Thiers qu’on descend jusqu’en bas, aux Réformés. Le rythme était bon : au moment où ils arrivent devant l’église, le coup de sifflet retentit, des groupes jaillissent, le cortège se forme et déjà la première ligne s’engage sur la Canebière. Gigi jette un oeil vers la pâtisserie Plauchut. Il mangerait bien une tarte aux poires meringuée, tiens. Mais c’est pas le moment pour ça non plus ! Les lignes sont formées, les drapeaux sont sortis, les slogans jaillissent de centaines de poitrines. Quand le cortège semble au complet, les premières rangées accélèrent, alternant course légère et marche rapide. Gigi est presque en tête avec Roger, il guette pour voir si la police arrive. Il voit un groupe d’ouvriers, bien en avant.
    – Ils nous préviendront quand les flics seront là, lui explique Roger qui a vu son regard. Et ils bloqueront la circulation pour les freiner, s’ils peuvent.
    Gigi se sent rassuré par la présence de Roger. Il tient fermement son drapeau au-dessus de sa tête. Ils sont maintenant à la hauteur de la librairie Tacussel, facilement reconnaissable avec sa devanture en forme de dos de livres. Soudain, ils entendent les sirènes des cars de CRS et presque aussitôt ils aperçoivent les lueurs bleues des gyrophares qui arrivent à droite par le boulevard Dugommier et à gauche par Garribaldi. Comme l’avait annoncé Roger, deux groupes sont en train de bloquer la circulation. Ils ont fait mettre des voitures en travers pour retarder l’arrivée des flics.
    – La vache, ça marche, leur truc ! crie Gigi à l’oreille de Roger.
    Celui-ci, tout sourire, approuve. Maintenant, de nouveaux fourgons gris arrivent du bas de la Canebière, remontant à contresens. Le groupe qui se trouvait là est vite débordé, encore quelques mètres et le cortège se trouve au contact du barrage bleu nuit qui s’est mis en place. Quelqu’un crie devant ;
    – Allez, on avance !
    Avancer, Gigi voudrait bien, mais ses jambes ne semblent pas du même avis. Il reste tanqué, on le dépasse, il est tétanisé. Ça crie devant, ça se bouscule, il ne voit plus rien puis il entend le coup de sifflet. C’est comme si on le réveillait, il oblique vers la gauche et quand la charge des CRS arrive à sa hauteur, il s’engouffre dans la rue Papère, direction la gare de l’Est et Noailles. La rue est pleine de voitures et de gars qui courent au milieu. Gigi prend le trottoir, il court mais se heurte aux passants et aux copains qui courent moins vite. Un cyclo garé là bascule, Gigi se prend les pieds dans les rayons et tombe. Il sent alors une pluie de coups s’abattre sur son dos, sur sa tête. Il se met à genoux, il voit autour de lui un groupe de flics casqués, visière baissée, matraque levée. Il ne peut plus bouger, il panique et puis tout d’un coup, il a l’impression de voir les choses au ralenti. Les bras qui se lèvent lentement, les matraques tendues vers le ciel qui retombent vers lui en silence parce que quelqu’un a coupé le son, le coup qu’il sent à peine et ça recommence et puis il voit un visage grimaçant sous une visière relevée. Il a le temps de se dire Toi, tu es pour moi ! et le film reprend sa vitesse normale, Gigi replie en arrière le bras portant le drapeau et le détend vers le menton sans protection. Il sent le choc dans son bras, il sait qu’il a touché, le type s’effondre et Gigi sent alors des genoux dans son dos et des mains qui l’agrippent de toute part.

    À suivre chaque jour sur https://www.facebook.com/jeanpaul.garagnon

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