• Clichés marseillais #23

    Clichés marseillais #23

    Libérations

    Clichés marseillais #23Il se dit à Marseille qu’il y a les enfants nés à Bouchard et les autres. Ceux bien nés, ceux des quartiers Sud, ceux dont les parents parlent avec l’accent de Saint-Giniez ou de Rodocanacchi, en avançant les lèvres en cul-de-poule, sortent de la Clinique Bouchard.
    Je suis né à Bouchard car ma mère, sage-femme de son état, connaissait du monde là-bas.
    Mais au fond, et très banalement, ma naissance est une affaire de libérations. Il y a bien sûr la période. Pensez, huit années se sont passées depuis la Libération, la grande, la majuscule, celle qui a changé les couleurs des tanks dans les rues et des drapeaux aux façades des bâtiments publics. Huit ans, c’est pas énorme, surtout vu de là où j’en suis et ce sont huit années de paix ; ça passe plus vite, la paix, on fait moins attention, on s’habitue, on croit que c’est pour toujours. Les cinq années de guerre qui avaient précédé, elles avaient compté doubles, peut-être triples, même. Alors huit ans, fatalement, c’est peu de chose. Surtout quand vous devez toujours compter les tickets de rationnement pour le pain ou le café et que vous manquez d’à peu près tout. Les chewing-gums et le chocolat, ça n’avait duré qu’un temps. Un peu comme les casquettes et les porte-clés distribués au passage de la caravane du Tour de France. On est super content, on a eu des cadeaux et après quelques jours la casquette a perdu ses couleurs sous la première pluie et le porte-clés s’est cassé à la deuxième ouverture. Après les embrassades au son du jazz étaient venues les femmes tondues sous les sarcasmes des nouveaux résistants. Libération quand même.

    Quand on avait vingt ans dans ces années-là, on s’attendait à tout, on voulait bouffer le monde. On essayait de ne pas trop penser au frère mort dans un camp, au père écrasé sous une bombe. On fêtait la France retrouvée, on oubliait son incartade avec le Maréchal. On était prêt à pardonner. C’était ça aussi : on se libérait du passé, celui à la face sombre, la France qui avait été la catin des boches. Il fallait vivre, vivre fort et vite. On se mariait à toute allure, on enfantait pour repeupler le pays, remplacer les pauvres gars ou simplement pour rattraper le temps perdu à ne pas avoir mis au monde des enfants qui auraient crevé de faim.
    Donc, on enfantait. Et moi je naissais.
    Mes parents, vingt ans en 1943-44, ils avaient profité des premières vacances en paix pour sortir de chez eux. Des vacances, pas complètement, non, bien sûr, pas les moyens. Mais des demi-vacances, ça oui, ils pouvaient se le permettre. Alors, la colonie de vacances, côté monos. On prenait l’air, on était une bande de jeunes et on occupait les gamins avec trois fois rien. Ils s’étaient connus comme ça, s’étaient tournés autour et avaient franchi le pas. Fallait pas trop traîner, on voulait saisir sa chance, y en aurait peut-être pas pour tout le monde. Bref, l’histoire classique, fiançailles, mariage, comme on faisait en ces temps-là. On habitait chez la mère de la mariée, c’était plus simple, moins cher, et puis avec tous les dégâts des bombardements, on ne trouvait pas facilement à se loger. C’est au Racati, entre la gare et la vieille Faculté des sciences, en bordure des terres de l’ancien cimetière Saint-Charles.
    Et donc une nouvelle libération arrive le 12 avril 1952, après neuf mois d’attente, sans originalité. Cette fois, ce sera un garçon, deux ans après la fille. On est à Bouchard, même si l’on n’est pas de ce monde-là.
    Ma mère a-t-elle pensé, en me libérant, à son père qui avait été emprisonné à deux pas, exactement 1000 mètres à vol d’oiseau, dans une villa au 425 de la rue Paradis, siège de la Gestapo marseillaise ? Lui aussi avait fini par être libéré, après six mois de villa Paradis et de Baumettes. Juste à temps pour aller se fourrer, trois semaines plus tard, le 27 mai 1944, sous une bombe américaine. Ça se passe du côté de la gare où il travaille, en face de chez lui. Il rate de trois mois l’arrivée des goumiers marocains et des tirailleurs algériens de de Monsabert. Ma mère eut-elle le sentiment que cette vie qu’elle donnait venait compenser, venger, consoler celle qui avait été prise peu avant ?
    Pour sûr qu’elle y pensait, ma mère, tout en me libérant. Si je l’avais mieux regardée, ce jour-là, j’aurais pu lui trouver un petit air triste derrière sa joie.

    À suivre chaque jour sur https://www.facebook.com/jeanpaul.garagnon

    L'intégrale est à retrouver sur ce blog http://brigou.eklablog.com/cliches-marseillais-c31530712

    « Clichés marseillais #22Clichés marseillais #24 »

  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :